Ricarda Huch

A propos de Novalis - Retour à Novalis

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Voir aussi A propos de Philipp Otto Runge - A propos de Caspar David Friedrich

Ricarda Huch

Ricarda Huch

La beauté de Novalis était de cette espèce qui ne plaît pas à la foule. Elle n'est visible que pour le connaisseur, qui seul sait reconnaître ce que Tieck disait de lui : "La plus pure et la plus séduisante incarnation d'un esprit hautement immortel." Ceux-là même qui le connurent et le comprirent ne purent oublier son aspect gracile et ses gestes raffinés, ses yeux qui brillaient d'une flamme éthérée, les lignes douces et harmonieuses de son visage. Son être extérieur était par là même entièrement dénué de cette qualité brillante que l'on a trop souvent coutume d'appeler géniale ; car non seulement il ne se livrait pleinement que s'il se sentait en présence d'un esprit parent du sien, mais encore son extrême simplicité et son manque complet d'affectation le rendaient incapable d'attirer les esprits superficiels. En dépit de ses grandes connaissances et de la richesse de son esprit, il n'était point orgueilleux ; en société il aimait la raillerie inoffensive ; comme la moindre chose éveillait en lui de profondes idées, il pouvait aisément dans des conversations sur des sujets en apparence insignifiants combler l'attention au-delà de tout ce qu'on aurait pu attendre de thèmes plus riches. En cela consistait précisément son art de admirable de la conversation : il savait tirer parti de tout et de tous. Le portrait que nous a laissé de lui Frédéric Schlegel, après que les deux jeunes gens eurent appris à se connaître, nous présente son attitude, lorsqu'il se trouvait en présence d'un esprit doué d'une entière compréhension : Ses yeux noirs avaient une expression magnifique, écrit Schlegel à son frère Wilhelm, lorsque avec feu - beaucoup de feu et indescriptiblement - il parlait de quelque chose de beau ; il parlait trois fois plus et trois fois plus vite qu'un autre ; jamais lui, Schlegel, n'avait encore vu à ce point toute la sérénité de la jeunesse.

Lorsqu’il fit son apparition dans le monde, c’était un jeune homme qui semblait fait pour jouir de tous les biens de cette terre. Appartenant à une famille distinguée et de bonne condition, la vie n’était point sans lui offrir les meilleurs présages. Il avait un extérieur séduisant, une personnalité capable de tout attirer à elle, un cœur et une sensibilité pour jouir de tout. Des échanges s’établissent entre l’homme et le monde, et le monde, plein d’amour, vient au devant de celui qui le cherche avec sincérité. Novalis n’avait pas l’amour de l’idéaliste pour les hommes et les choses, ce sentiment qui se change en amer dédain pour peu que les images supraterrestres de nos rêves ne se réalisent pas textuellement. Il avait au contraire cette confiance sans malice de l’enfant sage qui, bienheureux et satisfait, découvre dans son petit jardin un paradis et dans ses buissons et ses arbustes des miracles en fleurs. "Ne blâme rien qui soit humain ", dit-il, "tout est bon, mais pas partout, ni pour tous". Cette maxime de ses dernières années confirme la théorie qu’il défendait, jeune homme d’à peine vingt ans, contre celui qui haïssait le monde et les hommes, Frédéric Schlegel : il n’y a rien de mauvais dans le monde. Et ce n’était pas la parole d’un jeune homme inexpérimenté et plein d’espoir, c’était le signe d’un homme harmonieux dont l’intelligence perçoit bien les dissonances et qui n’en détourne pas les regards, mais qui trouve en lui assez de forte pour arriver jusqu’à leur complète résorption. Dans son tempérament il y avait cette inclination vers un optimisme beau et profond, plat en aucune manière, et qui inconsciemment puisait de son ordre personnel et intérieur l’assurance d’un ordre extérieur à lui, qui croit à la victoire de ce qui est bon, parce qu’il sent en lui la force de l’accomplir ; nous y voyons la preuve d’une propension au bonheur contre laquelle les circonstances extérieures ne purent rien : telle une hallucination, le glaive de la douleur perce au cœur un homme comme lui, sans le tuer.

Lorsqu’il déclarait vouloir jouir de toutes les richesses de la terre, faire un riche mariage, cela pourrait sembler d’un comique quelque peu plaisant de la part d’un homme dont l’âme aérienne était si peu soumise à l’attraction de la matière, qu’à chaque instant elle pouvait quitter la terre et s’envoler jusqu’au ciel. Il n’appartenait pas à cette espèce d’idéalistes qui, les yeux perdus vers les étoiles, pataugent dans un marécage, au contraire il avait souci d’accomplir en bon réaliste plus même qu’il n’avait promis ; les propos qu’il tint sur lui-même ne traitèrent jamais que de l’essentiel, c’est-à-dire de ce qu’il avait réellement éprouvé et de ce dont il pouvait répondre. Jeune homme, il écrivait par exemple à Frédéric Schlegel qu’il était fait pour la vie intime de la famille, que tandis que Schlegel marchait dans la direction du lever du soleil, il poursuivait le chemin habituel vers l’ouest ; ce qui surprend étrangement quand on compare la voie suivie par les deux amis : celle de Schlegel, par son goût sensuel et rustre pour les bas-fonds, devenait de plus en plus plate, alors que Novalis paraissait toujours s’approcher d’un ciel d’aurore. Schlegel aspirait sans cesse vers les hauteurs extrêmes, mais un attrait vers la terre faisait qu’il se perdait lui-même et que sa puissance de vol s’anéantissait dans le confort d’une existence casanière ; une activité simple dans le cercle confiant de la famille fut toujours l’idéal de Novalis, mais son génie ne lui permit jamais de l’atteindre, et le ravit aux yeux des hommes, avant que ses pieds légers aient pu jamais se fixer fermement sur la terre.

Ricarda Huch, Les Romantiques allemands, Grasset, 1933