"Je dois
me donner à ce qui m'entoure, m'unir aux nuages et aux
rochers, pour être ce que je suis. J'ai besoin de la
solitude pour parler avec la nature."
Albert Béguin
« Les grands
paysages de Friedrich évoquent les méditations du
solitaire qu’il fut toujours. Par une fenêtre ouverte,
on aperçoit des mâts qui n’arrêtent pas le regard, mais
l’invitent à se perdre dans l’Infini d’un ciel nordique,
celui de la Baltique à Greifswald, et une femme qui
tourne le dos, penchée dans la contemplation de ces
horizons lointains, semble conduire vers eux l’au-delà
du spectateur. – Infime, au-delà des récifs de la côte,
une barque réduit à peu de chose la présence humaine sur
un océan sombre, qui se confond au loin avec une
mouvante barrière de nuages. – Sur de gros rochers,
trois femmes, dont on devine à peine le profil,
regardent s’éloigner, dans l’étrange éblouissement d’une
brume transfigurée par la lune, deux bateaux de pêche,
dont un reflet étire en hauteur les voilures de
vaisseaux fantômes. – Un arbre solitaire, dont la cime
est brisée, occupe le milieu d’une toile ; mais, bien
loin de rassembler autour de lui un paysage auquel il
donnerait son centre de gravité, il paraît n’être là que
pour faire dériver le regard vers d’autres arbres
tourmentés, plus lointains, vers une plaine accidentée
et, au-delà de montagnes vaporeuses, vers d’autres
vallées, d’autres pays, des lieues et des lieues de
terre. – Une chapelle, dont la croix se répète sur un
pont voisin, quelques arbres, des collines où fume un
village, ne font qu’une toute petite bande de terrain
sous un ciel immense, uniforme, qui semble échapper aux
limites du cadre et s’étendre jusqu’aux espaces
illimités. – Une ruine gothique et des arbres ravagés
par la tempête se dressent, formidables et
fantomatiques, faisant apparaître minuscule un pèlerin
qui s’éloigne, recueilli, dans la neige. Un crucifix
géant domine un roc entouré de sapins ; toute la
lumière, irréelle et pourtant naturelle, converge vers
lui, adoration de la nature.
Peinture
profondément symbolique, où le paysage n’est jamais une
unité refermée sur elle- même, mais comme une allusion à
d’immenses espaces au-delà de ceux qui sont saisis par
le peintre. Presque toujours, un promeneur solitaire,
dont on aperçoit rarement le visage, mais dont toute
l’attitude est pensive et pieuse, indique vers quels
horizons la méditation humaine peut être entraînée à la
vue de ces ciels, de ces arbres et de ces océans.
Cependant, l’art de Friedrich ne s’égare pas dans ces
allégories, où d’autres peintres romantiques, tels que
Runge, mirent trop d’intentions littéraires. Le symbole
chez Friedrich, est moins explicite ; ses paysages
imposent une fuite de l’esprit au-delà de ce que voient
les yeux. L’automne et l’hiver sont ses saisons
préférées, de grands vols d’oiseaux accroissent
l’impression de solitude et, souvent, de désolation.
Mais, en même temps, il s’attache à rendre apparente la
constitution géologique des roches, à retenir les
phénomènes ou les illusions de la lumière qui se diffuse
dans la brume. A l’isolement, à l’angoisse de l’être
humain dans sa petitesse répond cette vie d’une nature
en perpétuelle métamorphose, à travers les siècles de
l’évolution tellurique comme à travers les minutes de la
journée et les incessants changements de l’éclairage.
Finalement, dans cet accord de l’âme avec le monde qui
l’entoure, on perçoit un accent religieux, lors même
qu’un symbole chrétien ne vient pas le préciser ».
Albert
Béguin, L’âme romantique et le rêve
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