Le
premier degré de la symbolique de Friedrich est une
symbolique religieuse. Si l’on considère un tableau
comme La Croix au bord de la Baltique, il est
aisé de reconnaître des symboles simples comme la
Croix et l’Ancre, symboles de la Foi et de
l’Espérance chrétiennes, ou la Lune, comme symbole
du Christ, ou encore le bateau, symbole de l’âme.
Cependant, si nous y prêtons attention, nous passons
insensiblement d’une dimension religieuse à une
dimension spirituelle qui forme le second degré de
la symbolique de Friedrich.
La
Croix sur le rivage qui figure notre monde
terrestre, en marque aussi l’extrémité. Ce qui
s’étend au-delà de ce rivage et que domine la Croix,
n’est pas le monde terrestre, mais son
« extension », la Terre céleste.
Le
bateau, symbole de l’âme chrétienne, qui
s’éloigne en direction de l’horizon, annonce une
traversée qui n’est pas seulement la succession des
jours et des nuits, de la naissance à la mort, et
l’horizon qu’il a en vue n’est pas l’horizon
terrestre, mais celui de la Terre céleste, l’horizon
métaphysique.
Dès
lors, la mer où navigue notre bateau/âme, n’est plus
seulement une image de notre vie terrestre, elle est
le symbole de ce monde qu’il faut traverser pour en
atteindre l’extrémité orientale.
Ce
monde est le Monde de l’Ame, notre « vraie patrie ».
Le ciel est alors la
« signature », au sens de Jacob Boehme, du Monde
céleste, car « l’être extérieur est la signature de
l’être intérieur »
(La signature
des choses, IX, 3)
De ce tableau, Friedrich écrira, le 9 mai
1815 :
« Le tableau destiné à votre amie est déjà
esquissé mais vous n’y verrez ni église, ni arbre,
ni plante, ni brin d’herbe. Sur le bord de mer nu,
caillouteux, s’élève la croix, haut érigée : pour
ceux qui voient, une consolation ; pour ceux qui ne
voient pas, une croix. »
On sait que cette symbolique, en relation
avec la « vraie patrie » est explicite dans certains
tableaux, et particulièrement dans Matin dans le
Reisengebirge (1810-11).
Si c’est au terme de son existence
terrestre que l’homme est accueilli par sa propre
âme au pied de la Croix, c’est aussi durant cette
vie terrestre que l’homme intérieur qui a atteint
l’extrémité de la Terre céleste se trouve réuni à
cette âme qui est à sa ressemblance. Si elle
se tient au pied de la Croix, c’est qu’elle est la
médiatrice, et une figure de Sophia, comme le Christ
lui-même est médiateur. « Christus und Sophie »,
disait Novalis. Ici, le Maître intérieur est
clairement identifié comme étant le Christ-Sophia.
Du sommet qu’il a atteint, guidé par sa propre âme,
son « guide de lumière », l’homme peut s’élever dans
une ascension céleste, qui démarre au pied de la
Croix.
La
symbolique de Friedrich s’adresse à ceux qui ont les
yeux pour voir, les yeux de ceux qui se tiennent
de dos dans ses tableaux, pour bien signifier
que le regard qu’ils portent sur les choses,
essentiellement la Nature, est un regard
d’intériorité, le regard de
l’homme intérieur.
Novalis disait : « De même que le peintre
voit les objets du monde visible d’un tout autre œil
que l’homme ordinaire – de même le poète vit
autrement que l’homme du commun les événements de
son monde intérieur et du monde extérieur. »
Notre approche
de l’œuvre de Friedrich doit être, par conséquent,
essentiellement intérieure. Il faut
considérer ses œuvres picturales avec l’œil de
l’esprit – en dehors de toute considérations
esthétiques, de toute émotion extérieure
aussi, de ces émotions que procure extérieurement
le Beau. En un mot, il est indispensable de se
mettre à son diapason, à la hauteur de son
exigence du Beau qui est une théophanie :
« Ferme l’œil de ton corps afin de voir ton tableau
d’abord par l’œil de l’esprit. Puis mets au jour ce
que tu as vu dans l’obscurité, afin que ta vision
agisse sur d’autres, de l’extérieur vers
l’intérieur »
(Considérations
à propos d’une collection de peintures, papiers
posthumes)
C’est bien en cela que
Friedrich est le peintre romantique par excellence,
selon le cœur de Novalis : « Le peintre, à vrai
dire, peint avec l’œil ; - son art est l’art de voir
esthétiquement, harmonieusement beau. Son voir est
un agir totalement positif, absolument imageant. Son
image n’est que son chiffre, son expression, son
instrument de reproduction »
(Fragments préparés pour de nouveaux recueils,
210). |