Témoignage sur Henry Corbin

 « Le monde d’en haut est plus près de nous que d’habitude nous le pensons. Ici déjà nous sommes en lui, nous y vivons et nos yeux le découvrent étroitement tissé avec la fibre même de la nature terrestre »

Novalis

Sommaire

Présentation : Henry Corbin

Aperçus biographiques

Témoignages

Bibliographie

Louis Massignon & Henry Corbin

La figure de l'Imâm 

La Foi de Henry Corbin 

 

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Henry Corbin, un témoignage

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Retour à Henry Corbin

Ce témoignage sera l’occasion d’exprimer une dette de reconnaissance à l’égard de Henry Corbin.

Il faut imaginer, en effet, ce que son œuvre pouvait représenter, voici quelque trente ans, pour un adolescent partagé entre l’Appel reçu, cette da’wa dont parle les auteurs ismaéliens, et la tentation du nihilisme, en d’autres termes, entre « un principe de réalité rival du nihilisme », selon l’expression de Henry Corbin, et le nihilisme lui-même.        

       Pour un adolescent, donc, familier de l’œuvre du philosophe romantique allemand Novalis, mais qui lisait aussi L’histoire de l’œil de Bataille, La Monnaie vivante de Klossowski ou encore Ferdydurke de Gombrowicz, la dimension « orientale » de la philosophie de Henry Corbin apportait un précieux contrepoids à la philosophie, alors en vogue, de la « mort de Dieu ». Comme il était même, à cette époque, assez imprudent de s’opposer à cette philosophie nihiliste, il n’est pas exagéré de dire que, de ce point de vue, la pensée de Henry Corbin s’est trouvé être pour beaucoup une véritable libération.

       Pourtant, c’est d’autre chose qu’il a été question au début.

       Mon premier contact avec Henry Corbin a été la lecture, en 1974, de son commentaire du Jasmin des fidèles d’amour de Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, au moment de la publication chez Gallimard du troisième tome d’En Islam iranien. C’est un article du Monde des Livres qui avait attiré mon attention sur cet ouvrage dont le titre, avec sa mention des Fidèles d’amour, m’avait convaincu qu’il y avait là quelque chose qui ne pouvait manquer d’intéresser un jeune lecteur de Novalis.

       De fait, j’appris, à la lecture de ce volume, que l’aventure spirituelle d’un poète allemand, originaire de Thuringe, vivant à la toute fin du 18ème siècle, et celle d’un théosophe persan, mort à Shîrâz en 1209, présentaient de telles similitudes qu’il ne pouvait s’agir que d’une seule et même expérience. J’appris donc, s’agissant des Fidèles d’amour, que ceux-ci étaient d’Orient et d’Occident, et qu’il y avait, de même, un synchronisme entre les différentes époques où avaient vécu les uns et les autres. J’appris, enfin, que le lieu de leurs expériences respectives était « le ‘âlam al-mithâl, le monde intermédiaire du corporel à l’état spirituel », ce monde « dont l’organe de perception est l’Imagination active ».

       Mais, pourquoi Henry Corbin ne faisait-il pas fait mention de Novalis dans son œuvre ?

C’est ce qu’au fil de mes lectures, je n’ai cessé de me demander. Pour quelle raison avait-il passé sous silence ses Hymnes à la Nuit – on pense au troisième Hymne, en particulier, où il est question de la transfiguration de la bien-aimée – à ses Disciples à Saïs et surtout à ses fragments philosophiques dont on ne peut nier les correspondances avec les œuvres orientales que Henry Corbin nous a transmises, et avec sa propre méditation : « Tout objet aimé est le centre d’un Paradis » - « De l’imagination créatrice doivent se déduire toutes les facultés et puissances intérieures, toutes les activités et toutes les forces extérieures » - « Il n’est qu’un unique temple sur la terre, et c’est le corps humain » ? Lorsque Novalis écrit que « plus divins que toutes les étoiles éclatantes nous paraissent les yeux sans nombre que la Nuit fait s’ouvrir en nous ! », comment ne pas penser à Rûzbehân Baqlî Shîrâzî, à cette vision où il s’entend dire par Dieu : « Je me manifeste à toi par ces ouvertures, elles forment sept mille seuils jusqu’au seuil du sublime plérôme angélique. Et voici que je me montre à toi par toutes à la fois » ?

       Quels pouvaient être les motifs de ce silence à propos de Novalis? Il aurait fallu lui poser la question. C’est pourquoi je dois exprimer aussi un regret, celui ne pas avoir rencontré Henry Corbin de son vivant. Mais quel moyen pour un jeune garçon de 18 ans, habitant la province, d’approcher l’orientaliste ? Il aurait fallu infiniment d’audace. La rencontre se produira toutefois, quelques années plus tard, en Suisse, par l’intermédiaire de Stella Corbin, lors des dernières sessions d’Eranos, à Ascona, qui ont tant compté dans l’existence de Henry Corbin, ainsi qu’à Paris, avec celle de Marie-Madeleine Davy – dont on connaît l’amitié qu’elle portait à l’orientaliste.

        Mais j’ignore toujours pourquoi il est si peu question de Novalis dans l’œuvre de Henry Corbin.

        Peut-être existe-t-il dans des pages encore inédites de lui, et qui mériteraient alors d’être publiées, qui se rapportent au poète romantique allemand.

 

 

Novalis est mentionné de rares fois : « L’« Imagination active » en tant qu’Imagination au sens vrai (…) est une Imagination divine (comme pouvait l’entendre un Ibn ‘Arabî aussi bien qu’un Boehme ou un Novalis) », En Islam iranien, Gallimard, tome II, 1978, p.286. Et encore : « Le monde comme Magia divine « imaginée » par la divinité « imagicienne », c’est cette antique doctrine, typifiée dans la juxtaposition des mots Imago-Magia, qu’un Novalis retrouvait à travers Fichte », L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, op. cit., p.139.