Poète ardent et
secret que l’on est enfin en train de redécouvrir,
Armel Guerne fut aussi le traducteur insurpassable
de Melville et des Romantiques allemands (Hölderlin,
Novalis, Kleist), en tout cas l’un des «passeurs »
exemplaires de son siècle, dans le sillage de son
maître Albert Béguin.
Tous ceux dont le
coeur bat à l’unisson des poètes et des conteurs de
l’Allemagne romantique (et de Schumann, leur frère
en musique) considèrent ce fort volume – presque une
stèle – comme une sorte de bible : non seulement la
meilleure introduction possible aux mystères du
Romantisme allemand, mais le plus riche et le plus
exigeant florilège qui ait jamais, en notre langue,
rendu compte de ce haut moment de l’esprit.
Car Guerne ne s’est
pas contenté de reproduire à bon compte quelques
traductions héritées du XIXe siècle sans en vérifier
ni l’exactitude ni l’altitude littéraire – comme
cela s’était quasi toujours pratiqué jusqu’à lui.
S’il reprend ici telles versions dues à des
traducteurs élus – et d’abord celles, sublimes,
qu’aura laissées Albert Béguin –, il n’hésite pas à
proposer les siennes chaque fois que cela s’impose.
Le résultat : près
d’un millier de pages où le geste de traduire
n’apparaît jamais comme un effort, mais plutôt comme
un chant fidèle, à l’unisson du texte original.
Publié en 1963
dans la fameuse « Bibliothèque européenne » des
Éditions Desclée De Brouwer, ce monument n’avait
jamais été réédité depuis – lors même que la
critique de l’époque avait clamé haut son
émerveillement.
Hölderlin,
Jean-Paul, Tieck, Novalis, les frères Schlegel,
Brentano, Arnim, Chamisso, Hoffmann, La Motte-Fouqué,
Kleist – soit les plus grands – sont bien sûr ici
sur le devant de la scène, représentés chacun par un
ou plusieurs de leurs textes majeurs. Mais l’on
découvrira aussi quelques-uns de leurs compagnons
injustement oubliés – Wackenroder, Contessa, Bettina
Brentano von Arnim, et la touchante Caroline von
Günderode (la suicidée des bords du Rhin) –,
lesquels furent eux aussi caressés par l’aile de
l’ange. Sans oublier le cortège des romantiques dits
tardifs, où brillent encore quelques inoubliables :
Eichendorff, Büchner, Grabbe, Mörike…
On peut faire
confiance à Armel Guerne, merveilleux écrivain, pour
présenter avec ferveur ce petit monde où il ne se
reconnaissait que des frères – et quelques soeurs.
Ses notices, brèves mais ciselées, dont la feinte
simplicité est un régal, sont elles-mêmes presque
des poèmes. Mais c’est dans la langue qu’il prête
ici à ses « amis » d’hier et d’avant-hier qu’il est
grand. A ceux qui s’émerveillaient du résultat, il
répondait, entre orgueil et modestie : « Il faut
seulement beaucoup d’amour pour traduire bien, et
des affinités qu’on ne commande pas. »
Le signataire de
ces lignes, qui découvrit les Romantiques allemands
par ce livre au moment de sa sortie, à l’heure où il
fréquentait paresseusement l’université en se
demandant à travers quelle contrée il allait bien
pouvoir tailler sa route, ne peut pas ne pas se
rappeler que cette lecture aura été pour lui, sinon
de celles qui orientent une existence, en tout cas
la haute confirmation de quelques affinités
justement, qui allaient l’aider à se choisir pour la
vie de ces compagnons de route sur lesquels on sait
qu’on pourra durablement compter.
Soucieux de laisser
encore s’opérer le miracle, il a voulu n’intervenir
qu’au minimum sur ce corpus de près d’un demi-siècle
d’âge ; conscient surtout que Guerne l’avait conçu,
très précisément, pour qu’il gardât longtemps une
violente actualité (ce dernier rappelait volontiers
que son aventure de résistant pendant la guerre
n’était pas séparable de l’amour qu’il portait à
tous les « insurgés de l’âme » ici rassemblés, qui
selon lui avaient été les premiers à témoigner
contre telles noires épaisseurs du génie allemand).
Tout juste il s’est borné à corriger quelques
orthographes de noms propres, que Guerne sur le tard
regrettait d’avoir francisés, ainsi que certains
points de bibliographie.
Tant d’années ayant
passé, il imagine la curiosité de ceux qui ont vingt
ans aujourd’hui et qui pour la première fois
ouvriront ce livre. Et il envie d’avance leur
surprise et leur plaisir.
Jean-Pierre SICRE
|