Armel Guerne avertit que nous risquerions de nous
méprendre au sujet du romantisme allemand, si nous
ne prêtions pas une attention suffisante aux femmes,
célèbres ou inconnues, qui ont accompagné son essor
à Iéna, Berlin et Dresde : « Leur coeur et leur
chaleur imprègnent magiquement le Romantisme d'une
féminité souveraine ». Or, qui sont réellement ces
femmes romantiques allemandes à propos desquelles le
poète Novalis, mort en 1801, avait eu, lui, cette
réflexion – inspirée sans doute par sa très jeune
fiancée, Sophie von Kühn : « On dirait qu’elles sont
par nature ce que nous sommes par art, et que leur
art est notre naturel. Elles sont des actrices nées,
des artistes nées » ?
Parmi les écrivains qui composent son
anthologie du Romantisme allemand
, Armel Guerne en retint
principalement deux : Bettina Brentano et Karoline
von Günderode. De la première, il traduisit, entre
autres, une longue lettre adressée à la mère de
Goethe à propos de la mort tragique de la seconde,
qui était son amie et sa confidente : « Elle me
lisait ses poésies et se réjouissait de mon
approbation. (…) Nous lisions Werther et nous
discutions beaucoup sur le suicide ». Karoline von
Günderode, qui s’est donnée la mort en 1806, par
dépit amoureux, à l’âge de 26 ans, avait pour
devise : « Beaucoup apprendre, beaucoup comprendre
par l’esprit, et mourir jeune ! Je ne peux pas voir
la jeunesse m’abandonner ». Ce qui mettait au
désespoir sa jeune amie qui lui répondit un jour :
« Vis, jeune Günderode, ta jeunesse, c'est la
jeunesse du jour, l'heure de minuit la fortifie (…).
N'abandonne pas les tiens, ni moi avec eux. Aie foi
dans ton génie, afin qu'il grandisse en toi et règne
sur ton coeur et ton âme. Et pourquoi
désespèrerais-tu?... Comment peux-tu pleurer ta
jeunesse? Je ne peux pas supporter tes divagations
sur la vie et la mort... ».
Karoline von Günderode poursuivait un
rêve intérieur d’une singulière beauté : « Il te
faut redescendre, disait-elle à Bettina Brentano,
dans le jardin enchanté de ton imagination, ou
plutôt de la vérité, qui se reflète dans
l’imagination. Le génie se sert de l’imagination
pour rendre sensible par la forme ce qui est divin
et ce que l’esprit de l’homme ne saurait comprendre
à l’état idéal. Oui, tu n’auras d’autres plaisirs
dans ta vie que ceux que se promettent les enfants
par l’idée de grottes enchantées et de fontaines
profondes »
Cependant, s’agissait-il pour elle
d’autre rêve que celui de cet «heureux pays des
rêves », « où les morts parlent aux vivants, où une
lumière terrestre brille encore pour eux, sous le
voile du linceul » ? C’est du moins l’hypothèse que
retint Armel Guerne pour nous décrire son geste,
« cette mort théâtrale, mais émouvante, et sans
doute longtemps caressée à l'avance » : « La
chevelure défaite et le sein poignardé, elle gît,
blanche et belle, sur la berge verte du Rhin; et le
linceul dont elle s'est secrètement enveloppée,
c'est le grand souffle mystérieux qui accompagne les
fleuves puissants et mâles…»
De Bettina Brentano (1785-1859), Armel
Guerne écrira : « La délicieuse Bettina n'est pas
l'exquis bonbon qu'on croit, ni seulement la
bacchante qu'on a dite : on peut lire avec gravité
les lettres que lui écrit Beethoven. Il le sait :
elle avait le rare héroïsme du sentiment de la
grandeur. » Elle fit un mariage d’amour avec
l’écrivain Achim von Arnim. En plus de sa Correspondance
de Goethe avec une enfant, elle imagina un
monument à la gloire du grand homme – représentant
le maître de Weimar en dieu antique - plus Jupiter
qu’Apollon - et elle-même sous les apparences d’un
génie ailé se blottissant à ses pieds : « Bien
souvent au cours des années passées, j’ai cherché
l’énigme de ma vie et je me suis demandé pourquoi
j’étais en ce monde. Eh bien, ce monument est
l’énigme de ma vie… »
Cette mise en scène grandiose que
Bettina Brentano imagina à propos de Goethe, ainsi
que le destin tragique de Karoline von Günderode ne
doivent pas occulter cependant deux autres grandes
figures féminines du romantisme allemand : ces deux
Etoiles orientales, c’est-à-dire de l’Orient
métaphysique, que furent Sophie (von Kühn) et
Diotima (Suzette Gontard).
Sophie von Kühn était la fiancée du
poète Novalis. « La muse de Novalis, écrit Heine,
était une petite fille mince et pâle avec des yeux
bleus tristes et des boucles dorées ». Elle mourut
le 19 mars 1797, deux jours après son quinzième
anniversaire, des suites d’une maladie incurable
qu’elle endura avec une patience qui fit
l’admiration de tous ceux qui assistèrent à son
agonie : Novalis, Friedrich Schlegel et Goethe
lui-même. Avant que la mort ne les sépare, Novalis
avait remarqué : « Ma discipline préférée s'appelle
au fond comme ma fiancée : elle s'appelle Sophie ».
Les fiançailles de Novalis et de Sophie,
interrompues par la mort, dureront moins de trois
ans. A peine plus long sera le temps pour Suzette
Gontard et Hölderlin de célébrer leur amour jusqu’à
ce que leur brutale séparation, le 25 septembre
1798, entraîne le poète dans la détresse et,
bientôt, la folie qui sera sienne jusqu’au terme de
son existence. Suzette Gontard est Diotima.
Peu avant sa propre mort, en 1802, elle avait écrit
à Hölderlin : « La vie est si courte et j’ai si
froid, et parce qu’elle est si courte, faut-il en
jouer ainsi ? Dis-moi, où nous retrouverons-nous,
chère âme, où trouverai-je le repos ? Tout ce que je
ferai contre mon amour me donne l’impression de me
perdre, de me détruire. Quel art difficile que
l’amour ! »
« Il faudrait tout un chapitre, et
capital, pour parler des femmes dans le Romantisme,
les amoureuses et les amies, dont la soudaine et
gracieuse et multiple présence - qu'elles eussent ou
non écrit, voire laissé seulement un souvenir de
leur passage - est un signe majeur de ce temps
allemand… »
Tel était le vœu d’Armel Guerne.
Pour le réaliser, il n’en faudrait pas
moins, à côté de ces deux « actrices nées, artistes
nées » que furent Karoline von Günderode et Bettina
Brentano, faire la part belle à celles dont la
rencontre décideront un jour de la vocation à
l’amour de Novalis et de Hölderlin. En effet, si ce
que nous savons des femmes romantiques allemandes ne
se limite pas à la mort, à la séparation d’avec le
bien-aimé, au suicide, - on pense à la poétesse
Luise Hensel, par exemple, - il reste que Sophie et
Diotima continuent, elles, de briller dans le ciel
du romantisme allemand, avec cette autre Etoile
d’Orient que Nerval poursuivit jusqu’à sa propre
mort tragique : Sophie, Diotima, Aurélia, formant la
constellation de ces femmes qui éclairent le Ciel
au-delà du ciel, la vraie patrie de ces
poètes divinement inspirés, que furent Novalis,
Hölderlin et Nerval.
Jean Moncelon
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