ANNEMARIE SCHWARZENBACH

Une biographie

Melania G. Mazzucco, Elle, tant aimée, Flammarion, 2006

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Trois femmes évoquent les figures d'Annemarie Schwarzenbach, d'Ella Maillart et de Carson McCullers, et les liens qu'elles entretinrent tout au long de leurs existences aventureuses.

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Carson McCullers
Ella Maillart

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"Annemarie traverse également comme une musique les romans de Carson McCullers, qui le jour de sa mort eut un étrange pressentiment, assaillie par une vague de désespoir, parce qu'elle comprit, en dépit de la distance qui les séparait, qu'une communication s'était interrompue. Klaus se chargea de lui écrire la lettre lui confirmant la perte d'Annemarie. Peu de temps auparavant, Carson lui avait écrit - la seule lettre qu'on ait conservée. Elle lui demandait si elle se souvenait de leurs conversations de New York, lorsqu'elle lui avait parlé de Sils, de la maison à la trappe et de l'escalier qui menait à sa chambre à coucher, de la pièce au grand poêle. Elle lui disait qu'elle n'avait jamais rien oublié d'elle. Qu'elle n'oublierait jamais rien d'elle. Elle lui demandait de croire qu'elles se reverraient. De croire au monde après la guerre. De se souvenir seulement qu'elle l'aimait.

Sous le nom de Christina, Annemarie traverse l'Iran et l'Afghanistan dans la Voie cruelle d'Ella Maillart, qui fut l'amie platonique des dernières années de sa vie. Le livre est un journal de voyage transfiguré par le temps. Il est écrit aussitôt après la guerre, et sous le coup de la très forte émotion suscitée par la nouvelle de la mort d'Annemarie. C'est un hommage à son amie, qui naît sous le signe de la perte : c'est un livre désolé, plein de regrets. Annemarie en est l'adorable et désespérante héroïne. Elle l'habite comme une présence difficile, et même hostile. Incomprise et incompréhensible. Dans d'autres livres d'autres auteurs, Annemarie prend d'autres noms, d'autres masques, d'autres identités. Les portraits ne se ressemblent pas, les avis sont - comme il est naturel - discordants. Ce sont toutefois presque tous des déclarations d'amour posthumes à un être différent et menacé, quelqu'un qu'on n'a pas su comprendre, mais qu'on aurait voulu sauver."

La présente biographie d'Annemarie Schwarzenbach est un roman, mais un roman d'une beauté singulière, comme la vie de celle qui est le sujet, qui en est l'héroïne principale. On ne peut qu'admirer et aimer ce long récit passionnant, conçu dans une remarquable proximité de l'œuvre et de la vie d'Annemarie, - que Mélania G. Mazzucco n'hésite pas d'ailleurs à interpréter. Dès lors, on partagera avec elle certaines affirmations et on en contestera d'autres. Mais on admirera surtout les magnifiques pages consacrées au séjour d'Annemarie en Afrique, la finesse déployée dans la description des rapports entre Annemarie et sa mère. On regrettera tout de même le parti-pris de n'évoquer qu'en passant l'amitié particulière de Carson McCullers et celle d'Ella Maillart. Pourquoi ? L'A. réserve une place considérable aux enfants Mann. Est-ce à raison ou à tort ? Quoi qu'il en soit, ce roman confirme que si quelqu'un a été "l'ange du malheur" dans la vie d'Annemarie, ce furent ces deux anges noirs qu'auront été pour elle et pour eux-mêmes, durant leur existence, Klaus et Erika Mann, tandis que les anges blancs en auront été Carson McCullers et Ella Maillart dont la sollicitude amicale, amoureuse pour la première, contrastent si vivement avec l'indifférence, la haine (si le mot n'est pas trop fort) des enfants Mann.

Qui écrira le roman de ces trois femmes ?

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"Annemarie est redécouverte en 1987. C'est quelque chose comme une résurrection. Un jeune chercheur genevois, Roger Perret, publie un encart de quatre pages sur elle dans le plus important des journaux suisses, la Neue Archer Zeitung, et ces mêmes jours, une longue monographie dans la revue Der Alltag. Redécouvrant son histoire et ses œuvres, il trouve des mots déchirants, et conclut par une invitation passionnée destinée à être entendue. « Nous voulons à la fin accueillir la poétesse Annemarie Schwarzenbach dans la maison de la littérature suisse. Non, pas dans une maison. Parmi nous. » Une photographie prise dans un lointain 1932 et reproduite en pleine page précède son essai : Annemarie vêtue d'un chandail avec une encolure en bateau, la chemise déboutonnée, le regard hypnotique, des yeux cernés, des cheveux coupés à la garçonne, les lèvres entrouvertes. Son visage énigmatique (inquiet et inquiétant), coupé en deux par la lumière rasante, comme pour dévoiler sa double identité, ne regarde pas mais dit, impérieusement: «Regarde-moi.» Cette même année, un autre chercheur, Charles Linmayer, republie La Vallée heureuse, le livre persan visionnaire écrit à Yverdon, augmenté d'une biographie rapide. Par la suite, sont republiés (ou publiés pour la première fois) ses romans et les lettres qu'elle écrivit à Erika et à Klaus (mais naturellement sans leurs réponses). Des chercheurs de littérature et des exotistes [sic], des historiennes des femmes et des féministes, des femmes universitaires allemandes, suisses, françaises, américaines s'intéressent à elle. En l'espace d'une décennie, ses livres sont réimprimés en édition de poche. Les photographies qui la représentent au sommet de son charme - androgyne, éthérée, presque menaçante - lui valent des expositions et des colloques. Progressivement, elle devient l'objet d'un culte - et, comme objet de culte, clandestine et dans le même temps célèbre. À Sils, ses admiratrices se réunissent en tables rondes pour discuter et interpréter ses textes. À Sils-Baselgia, à la table de la pension qui appartint à son amie Annigna Godli, près de sa maison, il peut arriver d'entrevoir -- au-delà de douzaines de tables, dans un bruit de vaisselle - son visage qui nous regarde. Mais c'est une illusion : seulement une femme, qui au cours du dîner lit un livre qui porte son visage en couverture. Qui la connut, et ne l'avait jamais prise au sérieux, comme Golo Mann, qu'elle avait songé un temps à prendre pour mari, est pris à contre-pied. C'était une femme « impardonnable », pontifie-t-il. Annemarie elle-même serait surprise de tant d'intérêt posthume -- parce que, même si elle n'était jamais parvenue à s'occuper d'autre chose que d'elle-même, elle ne se souciait pas le moins du monde de sa personne, à laquelle elle n'attribuait aucune importance. Dans ses livres, elle a déguisé son Moi à l'aide de mille masques, elle a cherché de mille façons à occulter les traces, briser les pistes, à être impersonnelle au plan biographique - et non un Moi, non un Soi, seulement un sujet qui traverse avidement le monde, incapable de le posséder et de le saisir, et qui voit, pense et aime et connaît à travers ses yeux - ceux d'un témoin neutre, angélique, d'une violente pureté - que la jeunesse protège et abrite. La fille de Renée, tant aimée, tant haïe, détruite, dissoute enfin et disparue, a défait ce qui semblait être sa peur la plus angoissante : la solitude."