La
présente biographie d'Annemarie Schwarzenbach est un
roman, mais un roman d'une beauté singulière, comme
la vie de celle qui est le sujet, qui en est
l'héroïne principale. On ne peut qu'admirer et aimer
ce long récit passionnant, conçu dans une
remarquable proximité de l'œuvre et de la vie
d'Annemarie, - que Mélania G. Mazzucco n'hésite pas
d'ailleurs à interpréter. Dès lors, on partagera
avec elle certaines affirmations et on en contestera
d'autres. Mais on admirera surtout les magnifiques pages
consacrées au séjour d'Annemarie en Afrique, la
finesse déployée dans la description des rapports
entre Annemarie et sa mère. On regrettera tout de
même le
parti-pris de n'évoquer qu'en passant l'amitié
particulière de Carson McCullers et celle d'Ella
Maillart. Pourquoi ? L'A. réserve une place
considérable aux enfants Mann. Est-ce à raison ou à
tort ? Quoi qu'il en soit, ce roman confirme que si
quelqu'un a été "l'ange du malheur" dans la vie
d'Annemarie, ce furent ces deux anges noirs
qu'auront été pour elle et pour eux-mêmes, durant
leur existence, Klaus et Erika Mann, tandis que les
anges blancs en auront été Carson McCullers
et Ella Maillart dont la sollicitude amicale,
amoureuse pour la première, contrastent si vivement
avec l'indifférence, la haine (si le mot n'est pas trop
fort) des enfants Mann.
Qui écrira le roman de ces trois femmes ?
*
"Annemarie est redécouverte en 1987. C'est quelque
chose comme une résurrection. Un jeune chercheur
genevois, Roger Perret, publie un encart de quatre
pages sur elle dans le plus important des journaux
suisses, la Neue Archer Zeitung, et ces mêmes
jours, une longue monographie dans la revue Der
Alltag. Redécouvrant son histoire et ses œuvres,
il trouve des mots déchirants, et conclut par une
invitation passionnée destinée à être entendue. «
Nous voulons à la fin accueillir la poétesse
Annemarie Schwarzenbach dans la maison de la
littérature suisse. Non, pas dans une maison. Parmi
nous. » Une photographie prise dans un lointain 1932
et reproduite en pleine page précède son essai :
Annemarie vêtue d'un chandail avec une encolure en
bateau, la chemise déboutonnée, le regard
hypnotique, des yeux cernés, des cheveux coupés à la
garçonne, les lèvres entrouvertes. Son visage
énigmatique (inquiet et inquiétant), coupé en deux
par la lumière rasante, comme pour dévoiler sa
double identité, ne regarde pas mais dit,
impérieusement: «Regarde-moi.» Cette même année, un
autre chercheur, Charles Linmayer, republie La
Vallée heureuse, le livre persan visionnaire
écrit à Yverdon, augmenté d'une biographie rapide.
Par la suite, sont republiés (ou publiés pour la
première fois) ses romans et les lettres qu'elle
écrivit à Erika et à Klaus (mais naturellement sans
leurs réponses). Des chercheurs de littérature et
des exotistes [sic], des historiennes des
femmes et des féministes, des femmes universitaires
allemandes, suisses, françaises, américaines
s'intéressent à elle. En l'espace d'une décennie,
ses livres sont réimprimés en édition de poche. Les
photographies qui la représentent au sommet de son
charme - androgyne, éthérée, presque menaçante - lui
valent des expositions et des colloques.
Progressivement, elle devient l'objet d'un culte -
et, comme objet de culte, clandestine et dans le
même temps célèbre. À Sils, ses admiratrices se
réunissent en tables rondes pour discuter et
interpréter ses textes. À Sils-Baselgia, à la table
de la pension qui appartint à son amie Annigna Godli,
près de sa maison, il peut arriver d'entrevoir --
au-delà de douzaines de tables, dans un bruit de
vaisselle - son visage qui nous regarde. Mais c'est
une illusion : seulement une femme, qui au cours du
dîner lit un livre qui porte son visage en
couverture. Qui la connut, et ne l'avait jamais
prise au sérieux, comme Golo Mann, qu'elle avait
songé un temps à prendre pour mari, est pris à
contre-pied. C'était une femme « impardonnable »,
pontifie-t-il. Annemarie elle-même serait surprise
de tant d'intérêt posthume -- parce que, même si
elle n'était jamais parvenue à s'occuper d'autre
chose que d'elle-même, elle ne se souciait pas le
moins du monde de sa personne, à laquelle elle
n'attribuait aucune importance. Dans ses livres,
elle a déguisé son Moi à l'aide de mille masques,
elle a cherché de mille façons à occulter les
traces, briser les pistes, à être impersonnelle
au plan biographique - et non un Moi, non un
Soi, seulement un sujet qui traverse avidement le
monde, incapable de le posséder et de le saisir, et
qui voit, pense et aime et connaît à travers ses
yeux - ceux d'un témoin neutre, angélique, d'une
violente pureté - que la jeunesse protège et abrite.
La fille de Renée, tant aimée, tant haïe, détruite,
dissoute enfin et disparue, a défait ce qui semblait
être sa peur la plus angoissante : la solitude." |