Carson
et Annemarie, la même douloureuse impossibilité de vivre en
plénitude leur vocation à l'amour, - et cette générosité qui
les distingue de tant d'autres, la vie et les rapports humains qu'elle
impose se chargeront de la transformer en peur de l'autre, en peur de
soi-même, en souffrance.
Carson
McCullers et Annemarie se rencontrent en 1940, à la faveur d'un interview
pour un journal suisse. A la même époque, Denis de Rougemont écrira à
son sujet : "Elle avait l'air d'une toute jeune fille montée en
graine, avec ses petits bas rouges au-dessous des genoux, son long visage
pâle, sa frange noire en désordre et sa contenance effarouchée".
Mais pour Annemarie, c'est surtout le début d'une amitié, d'une
complicité entre deux jeunes femmes que l'amour de la musique, la
relation à leur mère et le désir du rêve rapprochent de manière
exceptionnelle. Carson n'attendait-elle d'Annemarie qu'un refuge contre la
cruauté de la vie et la vérité, cruelle aussi, de l'amour ?
*
"Il
y avait comme une dichotomie en elle. D'un côté la guerre, où elle
voulait servir comme correspondance, de l'autre, cette petite ferme de
Sils où elle voulait vivre tranquille en écrivant des poèmes" C.M.
En
1941, alors qu'Annemarie est abandonnée de tous ses amis et,
singulièrement, des enfants Mann, c'est Carson qui lui témoigne de sa
compassion et de son amitié. Elle lui dédiera son second roman, Reflet
dans un oeil d'or (Reflexions in a Golden Eye) : "Sur la
première page, en imprimé, je pouvais lire mon nom : "à Annemarie
Clarac-Schwarzenbach".
En 1941
encore, tandis qu'elle séjourne à Léopoldville, et travaille au
manuscrit du Miracle de l'arbre, Annemarie reçoit une lettre de
Carson qui la bouleverse.
"A
travers les mots de Carson, je devinais que son sentiment envers moi
était toujours éveillé et tenace. Elle me révéla une chose très
étrange. Alors qu'elle se consacrait à l'écriture de Member of the
Wedding, elle ressentit l'étrange besoin d'interrompre son écriture
pour passer à une autre nouvelle, qu'elle appela A Tree, a Rock, a
Cloud. Or, il se trouvait par un fait extraordinaire et inexplicable
que l'histoire et les aboutissements de ce récit relataient les mêmes
sentiments que j'écrivais dans mon dernier roman" Vinciane Moeschler
Dans
cette nouvelle, elle écrivait : "Sais-tu par où l'homme devrait
commencer à aimer, fils?" / Le garçon était attentif, tout petit
sur son tabouret. Il remua doucement la tête. Le vieil homme se pencha et
murmura : "Une pierre, un arbre,
un nuage." cf. La Ballade du café triste, Stock, 1974
"Je veux à jamais te remercier. Si je retourne un jour en Amérique,
j'aimerais que tu m'autorise à traduire Reflets dans un œil d'or.
Carson, souviens-toi des moments où nous étions si bien ensemble.
Souviens-toi que je t'aime et à quel point je t'aime. N'oublie jamais
la terrifiante obligation d'écrire qui est la tienne. Ne t'en laisse
jamais distraire. Écris, chérie, écris, et prends soin de toi, comme je
vais le faire de mon côté. (Je n'ai écrit que quelques pages à Sils,
mais je crois qu'elles te plairont). Et, s'il te plait, n'oublie jamais,
ce qui nous touchait si profondément.
Ton Annemarie, et toute son
infinie tendresse" (dernière lettre d'Annemarie à Carson). |