L’expérience spirituelle des Fidèles d’Amour

 « Entre et fais de mon âme l’otage de ton amour, afin que ma foi devienne parfaite »

SOMMAIRE

> L'histoire des Fidèles d'amour : D'Orient et d'Occident

> L'expérience spirituelle des fedeli d'amore : Illumination - Conclusion : Le Maître du Silence

> A propos de Raphaël

> Dante et Novalis

D'Orient et d'Occident :

> Henry Corbin et la religion des Fidèles d'amour

> Novalis et Ibn 'Arabî

> A propos de Sohravardî

 

 

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Dante & Béatrice

L’appel

Tant que le futur initié demeure dans le « monde occidental », il ne sait rien de son destin à venir, sinon peut-être des pressentiments qu’il aura eus, durant l’enfance, - ce fut le cas de Rûzbehân Baqlî. Son horizon « oriental » est donc obscurci, comme pour ses contemporains, il n’a pas même conscience de son existence ni donc de son « exil » en ce monde. C’est une circonstance particulière qui va permettre au futur initié de découvrir qu’il existe un orient à l’horizon du monde où il vit, la rencontre par exemple d’un étranger, venant de pays lointains, dont les paroles éveillent un écho mystérieux en lui. Fait remarquable, comme le dira le jeune héros de Henri d’Ofterdingen de Novalis : « Ils l’ont tous écouté et fort bien entendu, les autres, mais aucun n’en a ressenti pareil émoi… Quel état étonnant, - dont je ne suis même pas capable de parler.» En ce qui concerne les fidèles d’amour, cet appel prend généralement l’apparence de l’amour humain – qui devient le point de départ du développement spirituel du futur initié – c’est le cas de la première rencontre de Béatrice, pour Dante, de celle de Sophie, pour Novalis. L’appel est donc lancé par l’intrusion dans le quotidien du « monde occidental » de quelque chose qui provient de l’horizon « oriental » du monde visible. Lorsque le futur initié prend conscience de cet horizon, il se met en marche. Il n’a encore aucun maître, il a foi cependant en ce qu’il a entendu et compris de l’appel – et c’est un mouvement volontaire – une aspiration de l’âme – qui le décide à marcher en direction de cet Orient. Mais les dangers sont considérables et sans un maître le chemin est rapidement impraticable. Il peut même conduire à un désastre humain. Tantôt, en effet, celui qui s’est mis en marche renonce et revient dans le « monde occidental » - ainsi le père de Henri d’Ofterdingen - , tantôt il persiste dans son cheminement, mais au risque de la folie. L’exemple le plus caractéristique d’une initiation manquée à la Fidélité d’Amour est sans doute celui qu'illustrent la folie et la mort de Gérard de Nerval. On se reportera à Aurélia qui retrace le cheminement tragique du poète et plus particulièrement aux Mémorables : « O Mort! où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux? Sa robe était d'hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis. Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière. C'est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l'heureuse nouvelle. » Sans maître donc, il est impossible d’aller très avant vers l’Orient. Pour les fidèles d’amour du moyen âge, l’initiation aurait été conférée par un maître visible, appartenant à l’Ordre, mais les documents manquent tout à fait et si l’on s’en tient aux expériences respectives des fidèles d’amour, que ce soit en Occident ou en Orient, on pourrait douter de l’existence d’une telle initiation. Dante évoque Amour, on sait que Novalis reçut l’initiation de l’ange de Sophie, Sohravardî s’invente une généalogie spirituelle, etc.

 

 L’initiation

              La Vita nova de Dante décrit très précisément les différentes étapes de l’initiation à la Fidélité d’Amour et de "l’illumination" qui donne accès à l’amour passionné ou de passion qui est l’amour des fedeli d’amore et qu'il ne faut pas confondre avec l’amour passion des romantiques. L’amour passionné des fedeli d’amore n’est évidemment pas une fatalité. Le chapitre IX du Vade-mecum des Fidèles d’amour de Sohravardî en donne un résumé :

              A l’origine de toute initiation à l’Ordre des Fedeli d’Amore se place une expérience amoureuse – qui est le point de départ d’un développement spirituel, au cours duquel l’amour deviendra un amour de passion. Mais ce développement reste réservé à un petit nombre : « Amour n’ouvre pas à n’importe qui la voie qui conduit à lui ». Comme pour n’importe quelle initiation, l’être épris doit en manifester les dispositions. Mais dès qu’Amour en vient à constater qu’il en a les aptitudes, il « envoie vers lui Nostalgie qui est son confident et son délégué, afin que celui-ci purifie la demeure et n’y laisse entrer personne ». Il s’agit donc d’une première étape dans le développement personnel de l’être sincèrement épris qui est celle de l’initiation. Ensuite, « il faut qu’Amour fasse le tour de la demeure et descende jusque dans la cellule du cœur. Il détruit certaines choses ; il en édifie d’autres ; il fait passer par toutes les variantes du comportement amoureux ». C’est au terme de cette seconde étape que se produit « l’illumination » – ce que symbolise le Cuore gentile selon Dante, à savoir « le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là-même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ». Alors Amour « se résout à se rendre à la cour de Beauté ». Dans cette dernière étape, l’être épris devra connaître « les étapes et les degrés par lesquels passent les fidèles d’amour » et surtout il devra « donner son assentiment total à l’amour ». C’est à cette condition que l’initié devient un fidèle d’amour et « c’est après cela seulement que seront données les visions merveilleuses ».   

Mais l’initiation elle-même est une commotion qui est liée à l’amour inspiré par la beauté cachée de l’être aimé. C’est ce que Rûzbehân Baqlî veut exprimer lorsqu’il dit : « Tu es pour moi l’apparition de la beauté, ô mon amie ». Certes, ce n’est pas l’être aimé qui confère l’initiation, mais ce n’est pas non plus l’amour lui-même, mais bien l’amour inspiré par la beauté cachée de l’être aimé, car cet amour fait connaître sa beauté cachée, en d’autres termes, lui fait voir son ange et dès lors il est introduit dans son Orient. Dans toutes les initiations à la Fidélité d’Amour, il n’est finalement question que de l’ange d’une personne aimée dont on ne peut douter toutefois de l’existence historique, mais chaque fois, c’est de son ange qu’il s’agit et dont le fidèle d’amour est épris, c’est-à-dire de la beauté cachée de l’être aimé. Dans un passage de son Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Henry Corbin note avec extrêmement de justesse : « Le théophanisme ignore le dilemme parce qu’il est aussi loin de l’allégorisme que du littéralisme ; il présuppose l’existence de la personne concrète, mais il l’investit d’une fonction qui la transfigure, parce qu’elle est alors perçue à la lumière d’un autre monde" (p.47).

Il arrive parfois que l’ange de l’être aimé et l’initiateur – celui que l’on nomme le maître invisible – soient un seul et même visage de beauté. C’est alors ce maître qui confère l’initiation. Il s’agit là d’un cas très particulier d’initiation à l’ordre des fedeli d’amore. En règle générale, la beauté même de l’être aimée suffit à conférer l’initiation, parce qu’elle est regardée avec les yeux de l’âme Il faut comprendre ici que tous les fidèles d’amour ne font pas l’expérience de cette beauté au même âge ou, si l’on veut, que cette expérience quand elle survient s’adresse à des hommes qui n’ont pas atteint les mêmes degrés de développement spirituel. Quoi qu’il en soit, c’est toujours d’une jeune fille « concrète » qu’il s’agit et de son ange qui apparaît au fidèle d’amour lorsqu’il contemple sa beauté depuis l’Orient, non plus depuis le monde terrestre.

« Après que se furent écoulés assez de jours pour que fussent accomplies tout juste neuf années depuis l’apparition, ci-dessus décrite, de cette Très Gentille, il advint, le dernier de ces jours, que cette admirable dame m’apparut vêtue de couleur très blanche, au milieu de deux nobles dames plus âgées ; et, passant par une rue, elle tourna les yeux du côté où je me tenais tout craintif ; et avec cette ineffable courtoisie qui est aujourd’hui récompensée dans le siècle sans fin, elle m’adressa un salut à si grand effet que je crus voir les dernières bornes de la béatitude. » (Vita nova, III). On sait que cette rencontre avait été précédée d’une première apparition de Béatrice, alors âgée de 9 ans, - c’est l’Appel - et qu’elle est suivie immédiatement d’un songe mystérieux où la même Béatrice apparaît au poète dans les mains d’Amour. Ce songe constitue l’initiation de Dante à la Fidélité d’amour.

Toute l’expérience de fidèle d’amour d’un Ibn ‘Arabî – qu’il a transcrite dans son Interprète des désirs – procède de la même manière de la vue d’une jeune fille dont il s’éprend : « Lorsque pendant l’année 1201 je séjournais à La Mekke, je fréquentais une société de personnes éminentes, hommes et femmes, formant une élite des plus cultivées et des plus vertueuses. Quelle que fût leur distinction, je ne vis cependant parmi elles personne qui n’égalât le sage docteur et maître Zâhir ibn Rostam, originaire d’Ispahan mais ayant pris résidence à La Mekke (…). Or ce shaykh avait une fille, une svelte adolescente qui enchaînait les regards de quiconque la voyait, dont la seule présence était l’ornement des assemblées et émerveillait jusqu’à la stupeur quiconque la contemplait . Son nom était Nezâm (Harmonia) et son surnom « Œil du Soleil et de la Beauté ». Savante et pieuse, ayant l’expérience de la vie spirituelle et mystique, elle personnifiait la vénérable ancienneté de toute la Terre sainte et la jeunesse ingénue de la grande cité fidèle au Prophète. »

C’est mêmement au cours d’un séjour à la Mekke que Rûzbehân fera l’expérience de la beauté de l’ange, sous les traits d’une jeune fille ou d’une jeune femme dont il dissimulera le nom. Seuls traits que nous pouvons lui imaginer, son extrême beauté, d’après ce que Rûzbehân nous en dit, et sa culture spirituelle qui transparaît dans tout le premier chapitre du Jasmin des fidèles d’amour. Cette épreuve de l’amour advint à Rûzbehân, alors qu’il était très avancé dans la voie mystique, ce qui explique qu’alors qu’il s’était attaché à « comprendre le secret de la forme humaine », « avec les yeux de l’intelligence », il mit un jour « les yeux de (son) corps » au service des « yeux de son cœur » :

« Et voici que je vis devant moi une belle et charmante fée dont la grâce et la beauté livraient au pouvoir de l’amour tous les êtres de ce monde. (…) Je la guettai de par le chemin qu’elle suivait avec une gracieuse fierté, et rejetant du visage de ma dévotion le voile de la pudeur, je m’adressai mentalement à elle en improvisant ces vers :

Par-delà l’essentiel, par delà l’accidentel / Tu es le propos de tous les êtres./ Trône et tapis sont ta cour royale, / Toute la Création est comme un atelier à ton dessein.

(…) Dans l’enchantement de mon cœur je lui dis : « Tu fais partie de la compagnie des mystiques fidèles d’amour, ô belle icône ! Car tu en es éminemment digne, même si tu ne participes pas avec nous au breuvage de l’amour dans l’assemblée de l’extase ».

De ces deux exemples, il faut retenir la réalité de la bien-aimée qui n’est certes pas une allégorie, mais bien une personne vivante dont la beauté provoque l’amour dans le cœur du fidèle d’amour. Il faut retenir aussi que cette beauté est une beauté cachée, que découvre le fidèle d’amour, parce que l’amour a ouvert en lui les yeux de l’âme, pour reprendre une expression de Hâfez Shîrazî. C’est bien ce que laisse entendre ce passage du Mathnawî, de Rûmî, à propos des plus célèbres amants de la littérature arabe, Majnûn et Layla : « Harun avait entendu parler de l’amour de Majnûn [Qays] pour Layla et désirait voir cette fameuse beauté. Ayant fait venir Layla, il ne la trouva nullement extraordinaire. Il convoqua alors Majnûn et lui dit : " Cette Layla, dont la beauté t’a mis dans cet état, n’est pas si belle que cela. " Majnûn répondit : " La beauté de Layla est sans défaut, mais ton œil est fautif. Afin de reconnaître sa beauté, il faut avoir l’œil de Majnûn » (I, 407-408).

Pour ce qui concerne l’expérience de cet Orient de la Fidélité d’Amour, avant que l’initié ne parvienne à son « illumination », c’est-à-dire à la vision de son Seigneur, sous les apparences du visage de beauté de l’être aimé, on peut en décrire les étapes en commentant un poème du grand Hâfez Shîrazî (1320-1388), intitulé « La lampe solitaire » : Voir La Lampe solitaire.