"Se
rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans
légendaires?
Rimbaud
"Au niveau métapsychique, on peut sans doute formuler
que les rêves des Sept Dormants, - comme ceux de
l'ensemble des créateurs -, rêves endormis ou
rêves éveillés, sont de nature initiatique, comme
l'exprime, dans un tout autre contexte, le
Bardo-Todol: ce sont rêves chargés d'efficacité
magique, ceux du chaman ou du bouddhiste tibétain, et
destinés à introduire dans un autre monde, soit
par une intuition advenue dans le sommeil, pressentiment
ou prémonition, soit par le déroulement d'un voyage
imaginaire. Rêve visionnaire, en quelque sorte,
qui transporte dans le monde imaginal défini par
Henry Corbin et qui met en jeu des puissances que la
civilisation occidentale a peut-être atrophiées ou
paralysées. Mais, dans le cas d'espèce, ce n'est pas de
pressentiment qu'il s'agit : le rêve devient
véritablement, chez tel mystique ismaélien aimé de
Corbin, comme plus tard chez Novalis ou Rimbaud ou, pour
citer des peintres, comme chez Jérôme Bosch et Max
Ernst, une vision. « Le monde devient rêve, le
rêve devient monde », affirme Novalis, donnant
l'équation qui régit le sommeil habité/habitable de ceux
qui sont les gardiens du passage. Et l'on sait à quel
point pour Rimbaud, le rêve, loin d'être un retrait de
la vie, est le provocateur d'une dynamique destinée en
fin de compte à changer
la vie."
L'ouvraison, José Corti, 1995
"Fascination et refus chez Massignon comme chez Rimbaud,
leur position initiale vis-à-vis de l'aporie que
constitue la beauté paraissant être là même. Ce n'est
pourtant pas "l'extase matérielle" rimbaldienne l'issue
acceptable pour Massignon; bien au contraire. La
matière, quelle qu'elle soit, est périssable et ne
mérite que d'être pleurée, fût-elle splendeur -, à
moins, bien sûr, qu'à son tour elle ne témoigne en
faveur de Dieu, à moins qu'elle ne soit l'un des
supports de la réfraction de la Divinité en ce monde,
une âya pour tout dire, preuve indirecte,
monstrative plutôt que démonstrative, de la gloire de
cette Divinité. Massignon termine l'un de ses essais,
qu'on va lire, sur "Les méthodes de réalisation
artistique des peuples de l'Islam", par le rappel de
l'anecdote suivante : Hallâj passe avec ses disciples
dans une rue de Bagdad où soudain monte le son du nây,
flûte exquise : "Qu'est-ce que c'est ?", interroge
l'un des élèves. Et Hallâj : "C'est la voix de Satan qui
pleure sur le monde". Donc, que soit condamnée la
beauté si, comme le dira plus tard Yves Bonnefoy, elle
ne doit être que "le leurre du seuil". J'ai moi-même
consacré à cette question de l'ambiguïté de l'ineffable,
partagé entre ce qu'il est et ce qu'il ne peut être,
l'un de mes écrits : L'Interdit. Si condamnable
est la beauté, comment pourrait-il y avoir une
esthétique ? Y en aurait-il une, malgré tout, elle doit
nécessairement s'ouvrir à ce qui la dépasse et qui, la
débordant de partout, l'élimine. Parlant de la
formulation chez les mystiques et des locutions
théopathiques qui sont les leurs, Massignon écrit : "Ce
sont des espèces d’explosions anagogiques qui
renseignent avant tout sur la mort intérieure du sujet.
Elles l’enlèvent jusqu’à Dieu, mais dans nuit noire, ce
qui choque infiniment les esthéticiens ; tant pis pour
eux."
"Les pièges de l'ineffable",
Préface à Louis Massignon, Les allusions
instigatrices, Fata Morgana, 2000
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