STEFFENS

 SUR NOVALIS

Retour à Novalis - A propos de Novalis - A propos de Henri d'Ofterdingen

 

 

 

 

 

 Souvenir de ma vie dans le cercle romantique, traduction Armel Guerne, 1966

Steffens (1773-1845)

Steffens

 (1773-1845)

J'ai fait la connaissance de Novalis à Iéna. J'avais beaucoup entendu parler de lui. Et il était à peine un homme, celui dont je souhaitais si ardemment faire la connaissance. Je le rencontrai d'abord chez Frédéric Schlegel, dans les bras de qui il devait décéder quelques années plus tard. Son extérieur, au premier abord, était assez semblable à celui des dévots parmi les chrétiens qui se présentent sous une humble apparence. Et son costume même semblait soutenir cette première impression, car il était simple au plus haut degré et ne laissait soupçonner en rien sa noblesse de naissance. Il était élancé et mince, d'une constitution qui ne marquait que trop sa morbidité. Son visage, je le vois passer devant moi : teinté, foncé et brun. Ses belles lèvres, qui parfois souriaient ironiquement, étaient en général fort sérieuses et montraient la plus grande douceur et la plus grande gentillesse de caractère. Mais ses yeux surtout étaient frappants, dans la profondeur desquels brûlait un feu éthéré. Il était tout entier poète et rien d'autre que poète. Toute la vie pour lui n'était qu'un mythe profond; les apparences, à ses yeux, étaient mouvantes autant que les paroles, et la réalité sensorielle et sensuelle - tantôt plus sombre, tantôt plus claire - se rattachait exclusivement au monde mythique dans lequel il vivait. On ne pouvait pas l'appeler un mystique, au sens habituel, puisque ceux-ci cherchent derrière le monde sensible dont ils se sentent prisonniers, une réalité spirituelle qui en détient le profond secret et en cache la liberté. Non : pour lui, ce lieu secret était sa patrie originelle et pure, tout naturellement; et c'était de là qu'il jetait son regard sur le monde sensible et ses contingences. Ce mythe original qui appartenant à son être lui ouvrait la compréhension des philosophes, de toutes les sciences et de tous les arts, comme aussi des personnalités spirituelles les plus importantes. A cause de cela, la merveilleuse grâce de sa langue et sa mélodieuse harmonie n'avaient rien d'acquis, d'appris, et lui étaient spontanément naturelles. Et toujours à cause de cela, il se mouvait avec une facilité non moins égale dans les domaines de la science que dans ceux de la poésie : les pensées les plus profondes ou les plus abstraites restaient pour lui absolument apparentées avec le Maerchen le plus merveilleux, et inversement le Maerchen le plus fantaisiste et le plus chamarré ne reniait jamais son intention spéculative, quoique de façon occulte.

  Les disciples à Saïs et Henri d'Ofterdingen devaient faire une impression plus que profonde, détenant originalement, semblait-il, tous les secrets que la philosophie s'était efforcée de découvrir par ses méthodes les plus sévères. Et c'était là aussi ce qui lui donnait le droit de s'exprimer sans nulle gêne sur tous les sujets : il professait lui-même l'opinion que le philosophe devait, en effet, user d'une méthode, mais qu'il devait s'en abstraire pour enseigner, alors qu'il la possédait à fond, et qu'il devait s'expliquer sans elle et hors d'elle, non point par elle. C'était alors, disait-il, qu'il exprimera son être propre de la manière la plus claire et la plus expressive.

    J'ai fait plus tard la connaissance de gens qui étaient complètement subjugués par lui : des hommes voués eux-mêmes à une vie pratique, des naturalistes empiriques de toutes sortes, qui mettaient plus haut que tout le secret et le mystère spirituel de l'existence, et qui pensaient avec foi que ce secret se trouvait enfoui, caché dans ses écrits. Les pensées religieuses et poétiques de Novalis étaient pour eux comme des oracles tout gorgés de promesses, et ils trouvaient dans ses expressions un réconfort tout semblable à celui du pieux chrétien dans les Saintes Écritures. Novalis, en effet, était chrétien et religieux au sens le plus profond qui soit. On sait qu'on a de lui des Hymnes spirituelles qui comptent parmi les plus magnifiques que connaisse l'Église chrétienne. Et nul n'ignore que son penchant vers le catholicisme était on ne peut plus marqué, et que personne peut-être n'a plus attiré la jeunesse au catholicisme."