Hallâj « Tu habites là, dans mon cœur, où
résident, venant de Toi, des secrets »
Louis
Massignon a fait connaître la figure de Hallâj, « martyr mystique de
l’Islam », selon son expression, au point d’ailleurs qu’en France, Hallâj
est un peu l’arbre qui cache la forêt. Il faut le replacer à sa juste
place parmi les grandes figures de l’Islam. Ce qui avait frappé Massignon,
à propos de Hallâj, était autant ses poèmes extatiques que sa vie et
surtout sa mort, puisqu’il fut crucifié à Bagdad, en 922. L’expérience
spirituelle de Hallâj s’est exercée à partir de la foi musulmane, qui est
« de n’adorer que Dieu seul » et « d’obéir à Dieu à tout prix ». C’est
ainsi qu’il a brisé les idoles du culte exotérique – « détruire
mentalement en soi la Ka’ba, pour entrer en présence directe de son
Fondateur » – et qu’il est allé jusqu’à désirer mourir anathème. On
connaît sa fameuse Qasida : « Tuez-moi donc, mes féaux camarades, c’est
dans mon meurtre qu’est ma Vie » (X).
Le
problème de Hallâj et la cause de sa condamnation viennent de qu’il a
manifesté publiquement « ses signes et ses miracles », ce qui est le
propre du prophète, alors que le saint a le devoir de les cacher. Pour la
plupart de ses contemporains et pour ceux, soufis, qui se prononceront sur
cette condamnation, il était juste de le condamner, bien qu’il fût un
saint et non un hérétique. Mais pour Louis Massignon, « la phrase
cruciale de son expérience, « Anâ’l-Haqq », « je suis la Vérité », ou
« mon Je, c’est Dieu », n’est pas une formule moniste, de métaphysicien,
c’est une « clameur de justice » criée en pleine lucidité. »
Quoi qu’il en soit,
Hallâj a laissé ce distique :
« Ton Esprit s’est
emmêlé à mon esprit, comme l’ambre s’allie au musc odorant / Que l’on Te
touche, on me touche ; ainsi, Toi, c’est moi, plus de séparation »
Ibn ‘Arabî
« Le réel est le Réel, le créaturel
est le créaturel
La figure d’Ibn ‘Arabî qui domine toute
« l’histoire moderne du mysticisme musulman » reste le Maître par
excellence. Il est surnommé le shaykh al-akbar, il est aussi
considéré comme le sceau de la sainteté. Mais, s’il est indéniable que son
œuvre constitue une somme d’une importance considérable, on aurait
tendance à croire que le soufisme antérieur devait aboutir à lui et
qu’après lui il n’avait plus de raison d’être. C’est encore une fois
l’histoire de l’arbre qui cache la forêt. Cela n’empêche pas qu’Ibn ‘Arabî
reste une des plus importantes figures du soufisme, et le principal
représentant de la voie de « l’unicité de l’être » (wahdat al-wujûd).
Ibn ‘Arabî est né en 1165, à Murcie. Il assiste aux
funérailles d’Averroès à Cordoue, en 1198. Deux ans plus tard, il quitte
définitivement l’Andalousie, pour l’Orient : Tunis, puis la Mekke,
l’Anatolie, avant son installation définitive en Syrie, en 1223. Il y est
mort le 8 novembre 1240.
Sans partager complètement l’opinion
de Louis Massignon à son égard, force est de reconnaître
que, même dans leurs élans les plus intimes, ses écrits
gardent une grande sécheresse d’expression. Dire que Ibn
‘Arabî s’est reconnu très tôt « une âme de poète »
est un abus de langage. De ce point de vue, on peut au
moins lui préférer Hâfez Shirâzi et même Hallâj.
Pourtant, Ibn ‘Arabî a expérimenté la voie de l’amour –
c‘est toute son aventure amoureuse avec celle qui sera
sa Béatrice : Nizâm – dont on peut dire que le cœur
d’Ibn ‘Arabî sera un jour tout entier épris, comme ce
fut le cas pour Dante avec Béatrice. Henry Corbin a
écrit des pages admirables sur cette expérience de
l’amour humain. Mais, lui-même aura
sans doute manqué, si l'on peut dire, ce qui constitue le fond de la
métaphysique « akbarienne », à savoir « l’Homme universel » :
« Du point de vue de la Créature, l’univers est
multiple, or la Création est Une. Au regard de l’Essence, « l’univers est
comme un seul être ».
L’homme ordinaire ne perçoit donc de l’univers que sa
multiplicité, tandis que le saint, le soufi, le perçoit dans son unicité,
étant devenu lui-même un, « en ayant effectivement réalisé toutes
les Vérités universelles qui se reflètent dans sa forme terrestre ». Ou,
en d’autres termes, dès lors que « sa « réalité intérieure » s’identifie à
celle de la totalité de l’univers ». Il sera alors identifié à l’ « Homme
parfait », à l’« Homme universel », parce que, pour lui, les Réalités
divines ne seront plus « voilées » par rien.
Rûmî
« L’Ami dit : « je suis ta propre âme
et ton propre cœur ; / Pourquoi es-tu frappé de stupeur ? »
Djalâl ud-din Rûmî, Mawlânâ, ce qui signifie
« notre Maître », est né en 1207. Il est le fondateur de l’ordre des
Derviches-tourneurs.
L’existence de Rûmî est inséparable de celle d’un
mystérieux personnage, un derviche errant, du nom de Shams de Tabrîz, qui
bouleversa sa carrière de professeur de juriste et toute sa vie. Il existe
plusieurs versions de leur rencontre qui eut lieu à Konya, en 1244, toutes
plus étonnantes les unes que les autres. Voici ce qu’en dit plus
simplement Sultan Walad, son fils : « Le chercheur est celui qui trouve…
Car le bien-aimé devient l’amoureux. Son guide mystique sur la Voie
mystique était Shams de Tabrîz. Dieu consentit que Shams se manifestât
particulièrement à lui, et que ce fût pour lui seul. » Trois années après
cette rencontre, Shams fut assassiné par des disciples jaloux de son
ascendant sur Rûmî. Cette mort constitua une étape dans l’amour de Rûmî –
étape que l’on retrouve dans des circonstances différentes chez les fidèles d’amour, car l’amour humain qu’il éprouvait pour Shams et
l’amour divin étaient bien le nom d’une seule et même chose pour lui. A sa
mort donc, il écrivit : « Bien que nous soyons loin de lui corporellement
– Sans corps et sans âme, tous deux nous sommes une seule lumière. (…)
Pourquoi dis-je moi ou lui, puisque lui-même est moi, et que moi je suis
lui ? »
L’œuvre de Rûmî est considérable et ses
Odes
mystiques – le dîwân de Shams de Tabriz – autant que son Mathnavi qui compte près de 25 000 distiques – sont un sommet de la
littérature persane. Rûmî est aussi le promoteur du concert spirituel – le
samâ’ – et de cette danse sacrée qui caractérise l’ordre qu’il a
fondé : « Plusieurs chemins mènent à Dieu, dira-t-il, j’ai celui de
la danse et de la musique ».
« Le samâ’ est la paix pour l’âme des vivants,
Celui qui sait cela possède la paix de l’âme.
Celui qui désire qu’on l’éveille,
C’est celui qui dormait au sein du jardin.
Mais
pour celui dort dans la prison,
Etre
éveille n’est pour lui que dommage.
Assiste au samâ’ là où se célèbre une noce,
Non
pas lors d’un deuil, en un lieu de lamentation.
Celui qui ne connaît pas sa propre essence
Celui aux yeux de qui est cachée cette beauté pareille à la lune,
Une
telle personne qu’a-t-elle à faire du samâ’ et du tambour de basque ?
Le
samâ’ est fait pour l’union avec le Bien Aimé.
Ceux
qui ont le visage tourné vers la Qibla,
Pour
eux, c’est le samâ’ de ce monde et de l’autre.
Et
plus encore ce cercle de danseurs dans le samâ’
Qui
tournent et ont au milieu d’eux leur propre Ka’ba ». |