Philippe Seguin

Novalis et l'illusion romantique

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Extrait de "Novalis, Poe, Mallarmé : trois poètes aux prises avec la science", Alliage, numéro 37-38, 1998

 

          "Hugo Friedrich ne s'y trompe pas, lorsqu'il consacre dans son livre La structure de la poésie moderne le plus long chapitre à Mallarmé, des pages essentielles à Poe en rapport avec Baudelaire, ainsi qu'un court chapitre à Novalis où il constate: « Il faut commencer par Novalis. » Dans ce chapitre, intitulé symptomatiquement « Propos de Novalis sur la poésie future », il observe qu'il faut s'intéresser aux réflexions sur la poésie que Novalis a consignées dans des aphorismes et des fragments, et laisser provisoirement de côté sa poésie. En effet, la poésie de Novalis ne correspond pas aux idées qu'il énonce dans ces fragments et qui sont pour nous d'une importance capitale. L'idée que l'on a communément de Novalis est celle d'un jeune homme rêveur (la fleur bleue), mystique de l'intériorité et de la mort, nostalgique d'un Moyen Âge idéalisé qui n'a jamais existé que dans son essai La Chrétienté ou l’Europe. Somme toute, un personnage romantique dans un sens qui peut être péjoratif, même si l'on est obligé de reconnaître de véritables qualités à sa poésie. Mais ses fragments sont d'une audace intellectuelle peu commune. Friedrich y relève quelques expressions fondamentales, que nous retrouvons également chez Poe, maître de Mallarmé : la poésie est une « construction », une « opération », la « réunion de l'imagination et de la faculté de penser ». Dans la langue poétique, « c'est comme avec les formules mathématiques; elles font un monde pour elles, elles ne jouent qu'avec elles-mêmes. » On pourrait ainsi accumuler les citations.

            Il est tout à fait troublant de voir, à l'aube du XIXe siècle, sous la plume d'un jeune poète ébranlé par la mort de sa très jeune fiancée, sujet à des crises mystiques, lui-même voué à une mort précoce, les prémices d'une poétique qui ne trouvera son achèvement et sa véritable mise en pratique qu'à la fin de ce siècle, chez Mallarmé. Novalis va même, mentionne Friedrich, jusqu'à identifier la poésie à l'algèbre. Or, il se trouve que ce n'est pas du tout par snobisme que Novalis évoquait les « formules mathématiques » et l'algèbre : il avait en effet une véritable culture mathématique, et ses lectures (il possédait entre autres la Théorie des fonctions analytiques de Lagrange parue en 1797) en témoignent.

            Ce point n'est pas nouveau. La grande germaniste Käte Hamburger a écrit, dès 1934, un essai sur Novalis et les mathématiques, Martin Dyck publia en 1960 une étude générale sur le sujet. Mais l'important pour notre propos, ce n'est pas que Novalis s'intéressait en plus aux mathématiques, c'est qu'il ne voyait pas de différence radicale entre poésie et mathématiques et que l'équation poésie=algèbre n'est pas à prendre comme une métaphore, mais vraiment au pied de la lettre.

            Novalis fit en effet siennes les idées d'un courant mathématique du tournant du siècle, l'École combinatoire, qui eut un certain succès en Allemagne. L'idée, érigée en programme par son fondateur, Karl Friedrich Hindenburg, était d'essayer de fonder les mathématiques sur un système de combinaisons de symboles, l'analyse combinatoire. Hindenburg était fasciné par la fécondité du binôme de Newton et semble avoir cru que s’il était possible de démontrer la formule du binôme par des moyens uniquement combinatoires, il serait peut-être possible de l'appliquer au reste des mathématiques. Novalis fait souvent allusion à I'École combinatoire dans ses fragments, notamment en relation avec la poésie. Il semble qu'il ait envisagé une poésie universelle, capable, à l'instar des ambitions de l'analyse combinatoire de Hindenburg, d'exprimer l'infini, et peut-être même d'aller plus loin, d'exprimer l'infini sous toutes ses formes, l'absolu.

            Ce programme poétique sous forme fragmentaire resta lettre morte, mais il faut souligner un point fondamental: Novalis et Hindenburg vivaient à une époque et dans un pays où l'aspiration romantique à l'unité commençait à fortement concurrencer le criticisme kantien, c'est-à-dire dans un univers de pensée où l'idée d'arriver à l'absolu par l’« intuition intellectuelle » (Fichte) n'avait rien d’absurde. Tous deux baignaient dans une atmosphère d'illusion romantique, et c’est peut-être à cette illusion que nous devons les splendides fragments mathématico-poétiques de Novalis. Chez Novalis, mathématiques et poésie se trouvent confondues dans une sorte d'union mystique bien allemande, dont on pourrait peut-être trouver les premières traces chez Maître Eckhart: pas d'effusion, mais un effort de réflexion sans concessions, tentant toujours d'aller jusqu'à l'au-delà de l'exprimable. La méthode combinatoire est au coeur même de la tentative globalisante de Novalis, le style des fragments et les idées qui y sont débattues en témoignent. Mais tout se passe sur le plan de la réflexion pure, tout n'est que projet au sens propre du terme, la mise en application est remise soit à un avenir inconnu, soit à un retour au passé tout aussi incertain. La tentative de Novalis restera sans lendemain."