Louis Massignon dans le miroir de Frithjof Schuon

Le « Feu central » et l’« immensité spatiale »

 

Louis Massignon

Louis Massignon

He was a noble person, at once a saintly man and a real aristocrat in the traditional sense of the word.

Seyyed Hossein Nasr, University of Boston, 18 novembre 1983

 

Frithjof Schuon

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Évoquer Louis Massignon dans le miroir de Frithjof Schuon revient à se demander en quoi il peut s’identifier à la définition que donne Schuon de l’homme spirituel.

Il convient tout d’abord d’apprécier ce jugement : « J’ajouterai qu’il y avait chez Massignon une envergure humaine, faite d’intelligence et de noblesse, qui le plaçait bien au-dessus de certains « métaphysiciens » guénoniens, dont l’arrogance aveugle donne la mesure de leur petitesse ». Par ailleurs, il faut retenir l’affirmation de Schuon selon laquelle « le Christianisme est comme un feu central ». Or, Louis Massignon a brûlé du feu de l’amour divin, il a pris refuge dans le Feu, qui est « notre seul Asile contre le péché et l’ordure », et c’est pourquoi il est possible de discerner dans les traits de l’homme spirituel selon Schuon le visage de Massignon, et d’abord sa noblesse : « L’homme noble se maintient toujours au centre, il ne perd jamais de vue le symbole, le don spirituel des choses, le signe de Dieu, la gratitude à la fois ascendante et rayonnante » ou encore : « Ce qui importe chez l’homme et décide de son sort ultime, c’est sa Connaissance, sa foi, son caractère et son activité. Or le fondement du caractère noble, c’est précisément l’effacement et la générosité ».

Jusqu’à quel point, cette noblesse, cette envergure humaine étaient connues de Frithjof Schuon ? Aura-t-il suivi, à travers ses publications, l’évolution spirituelle de Louis Massignon, spécialement après 1950 et son ordination ? Quoi qu’il en soit, on ne peut s’empêcher d’associer l’un et l’autre à ce que Schuon dit de la sainteté : « Pour le christianisme, l’ésotérisme est dans la sainteté, tandis que pour l’islam la sainteté est dans l’ésotérisme ».

            Quoi qu’on en pense, il y avait du « gnostique » chez Massignon. Le problème est que le mot même de « gnostique » est le plus souvent interprété de manière tendancieuse, comme s’il ne pouvait pas exister de gnose chrétienne. Il n’en reste pas moins que les témoignages de Marie-Madeleine Davy et de Mounir Hafez sont assez éloquents à ce sujet. Mais c’est sans doute Robert Amadou qui a le mieux compris combien l’itinéraire personnel de Louis Massignon pouvait présenter un caractère gnostique, ce qui lui donne d’ailleurs toute sa saveur et sa singularité : « D'un mot, je récapitulerai donc les contradictions superficielles et la racine de l'écorché vif et du "cheikh admirable", son dernier surnom d'amitié, mais aussi du prêtre fou de la croix, en invoquant, pieusement, Massignon le gnostique » ou encore, « un devoir m'échoit, très humblement, comme à tant d'autres qui me dépassent sous tant de rapports ; mon devoir est de proclamer : cet homme - génie, héros, victime volontaire et martyr déçu -, Louis Massignon, fut un prophète. La calomnie d'habitude m'a jadis exhorté, contre une dénonciation imbécile, à persévérer dans la vraie gnose, dont nous partagions, me dit-il en somme, le désir et le drame".

            Il est clair que « l’aspect charité-souffrance », pour reprendre la terminologie de Schuon, l’emporte chez Massignon sur « l’aspect gnose-contemplation », et pour des raisons évidentes qui tiennent à la nature même du christianisme et du choix qui se fit pour lui au moment de la visitation de l’Étranger de la « substitution mystique ». Il est clair aussi que le soufisme n’a représenté pour lui d’attrait qu’en tant qu’il participait de la mystique surnaturelle, celle de « l’union mystique au « fiat », qui fut la sienne. Et pourtant, comment pourrait-on nier que sa « science de la compassion » qui forme le cœur de sa démarche spirituelle, que son sentiment d’exilé en ce monde, comme tout gnostique, lui qui se désignait parfois comme un « emmuré vivant », à la manière des VII Dormants d’Éphèse, qu’il vénérait, lui ont permis d’approcher quelque chose de l’Unité transcendante des religions ? Il aura d’ailleurs, à la fin de sa vie, cette réflexion : « Nous pressentons que des pèlerins de la Voie se rejoignent comme un troupeau, par des chemins spirituels convergents».

C’est pourquoi, il paraît indispensable de revenir à la position de Robert Amadou : « Cheikh admirable, Louis Massignon, prêtre - "le chrétien musulman", l'appelait le pape Pie XI - qui écrivit "les trois prières d'Abraham père de tous les croyants", loin de toute confusion et près de toute communion, évoquait, en soufisme, la "présence testimoniale". Il est vrai aussi en islam et dans l'islam dont le soufisme est le cœur : l'islam, selon le même, fait "sommation" ». Et conclure légitimement sur cette question d’un Massignon gnostique, en faisant état de l’avis très perspicace de Marie-Madeleine Davy : « Il n’y avait chez lui aucun syncrétisme mais un œcuménisme vivant. Il n’y a syncrétisme que chez un homme qui n’a pas dépassé la religion de l’âme. Mais Massignon savait quelque chose que très peu d’hommes savent, ou tout au moins comprennent ; c’est que les religions ne sont que des chemins. Rien d’autres que des chemins. Par conséquent il pouvait rattacher les religions, il pouvait vivre un certains œcuménisme, il pouvait réaliser un sens de l’universel. Tout en étant profondément chrétien, il savait que la religion de l’Esprit est au-delà des formes. Par conséquent, il pouvait tout respecter ».

           Louis Massignon n’ignorait pas que « l’amour transcende les clôtures du légalisme », qu’il est même « le secret de la réconciliation suprême », mais aussi qu’il lui a manqué l’audace, dans ses rapports avec l’Islam, d’aller plus loin, pour des raisons personnelles, ces « clauses intimes », comme disait Henry Corbin, sans doute parce qu’il pensait, comme ‘Attâr, qu’« il n’y a pas d’amour, s’il n’y a pas de larmes et de sang dans le cœur ». C’est d’ailleurs ce que nous enseigne la place prépondérante qu’occupent les stigmatisés, de Saint François d’Assise à Anne-Catherine Emmerich, dans sa généalogie spirituelle ; c’est aussi ce que nous révèle son désir du martyre, comme en témoigne Vincent-Mansour Monteil : « Que de fois il m’a fait part de sa prière quotidienne : Mon Dieu, faites que je sois cruellement tué, et faites que ce soit aujourd’hui ! ». Frithjof Schuon, lui, pour des raisons tout aussi personnelles, s’est avancé au-delà de ce seuil de douleur et de souffrance pour entrer dans la Beauté, et c’est ce qui explique que son rapport à l’Islam et au Christianisme soit devenu celui qu’il est pour ses disciples : « Au lieu de « Cœur », nous pourrions dire aussi « Amour » ; (…) Et c’est d’ailleurs dans cet Amour que la spiritualité du Christianisme et celle de l’Islam se rencontrent : car dès que les effluves de l’Essence entrent dans le cœur, celui-ci se situe au-delà de l’ordre formel et est devenu capable de deviner les intentions divines de toutes les formes, et par conséquent de percevoir l’Unité dans la diversité ». Pourtant, ils ont bien pratiqué l’un et l’autre la même « religion du Cœur ou de l’Amour », cette religion du Cœur qui est « la Religion primordiale dans le temps, et quintessentielle dans l’âme » selon l’expression de Schuon Frithjof (idem, pp. 225-230).

          A ceci près, donc, que le Feu de l’amour divin se rencontre dans l’Islam, tout de même que la « fraîcheur » au sein du Christianisme, Louis Massignon a incarné le Feu, et donc le Christianisme, et Frithjof Schuon « l’immensité fraîche de l’espace », et par conséquent l’Islam : « Dans le Christianisme, l’âme est « morte de froid » dans son égoïsme congénital, et le Christ est le feu central qui le réchauffe et le ramène à la vie ; dans l’Islam par contre, l’âme « suffoque » dans l’étroitesse du même égoïsme, et l’Islam apparaît comme l’immensité fraîche de l’espace qui lui permet de « respirer » et de « s’épanouir » vers l’illimité ».

          C’est pourquoi, si les générations montantes, les hommes d’aujourd’hui, ne devaient retenir qu’une seule chose de cette « rencontre posthume » entre les deux hommes, ce serait l’exemplarité de leur « incarnation », au 20ème siècle, du Christianisme et de l’Islam, Louis Massignon au « terrain de contact spirituel » entre les deux religions, et Frithjof Schuon, dans l’ordre de la sophia perennis. Et chacun d’eux selon sa vocation en Dieu, qui fut pour le premier de brûler, concrètement, dans le feu de l’Amour divin, le second de s’accomplir dans la sagesse amoureuse ou l’amour sapientiel. De ce point de vue, certes, Louis Massignon incarne le « saint déséquilibre » qui est, selon Schuon, la perspective du Christianisme, et Frithjof Schuon le « saint équilibre » qui est celle de l’Islam. On sent bien qu’appliquée strictement à Louis Massignon, cette expression ne présente pas les limitations que Schuon avait pu mettre dans son appréciation de René Guénon. On ne peut assimiler, naturellement, ce « saint déséquilibre » à « des hypertrophies ou des asymétries, en partie des traumatismes, renforcées par l’absence de facteurs compensatoires dans l’âme et dans l’ambiance ». C’est pourquoi il ne fait pas de doute que pour Schuon, Massignon est bien allé au terme de sa vocation en Dieu, qu’il a accompli sa voie de sainteté comme il le devait, ou en d’autres termes qu’il est devenu ce qu’il devait devenir, un saint, un « martyr de l’amour », faute d’avoir été tué au « front de combat spirituel ». 

          De ce « saint déséquilibre », enfin, on trouve la marque dans le rapport que Louis Massignon a entretenu avec la Beauté. « La beauté, écrit Schuon, quand elle s’associe à une attitude contemplative, est agréable à Dieu au même titre qu’un sacrifice ». C’est de toute évidence que Louis Massignon a placé durant toute sa vie le sacrifice au-dessus de la beauté, et spécialement la beauté physique qu’il suspectait, surtout celle des « beaux visages », mais cette attitude s’explique pleinement par des expériences de jeunesse – sa « Saison en Enfer », en Égypte, en 1907 – et par sa conversion même : « Je compris, atterré, qu’il y a deux beautés en ce monde, et qu’il faut exterminer la première en soi-même pour avoir la pureté du regard qui seul permettra de devenir la seconde ». C’est une des raisons qui ont empêché Massignon d’aller plus avant sur les « sentiers de gnose ». En revanche, et comme pour compenser ceci, il aura l’intuition de cette « promotion » finale de la Femme qu’il a défendue un peu partout dans le monde, au Japon, en Indonésie, en France naturellement et dans le monde arabe, - où il a trouvé comme « relais » auprès des femmes musulmanes le souvenir de celle qui incarne pour elles «la Femme Parfaite », Fâtima Zahra -, avec le désir de cet unique « Miracle auquel l’humanité aspire », « la Promotion Finale de la Femme, la Première « conception » sans tache, de ce sexe faible nous enlevant en haut, nous incendiant, à la fin, (…) au Feu du Buisson Ardent ».