OLIVIER SCHEFER

Le "mythe Novalis"

Extrait de Poésie de l'infini, Novalis et la question esthétique, Collection Essais, La Lettre volée, 2001

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              Tout a lieu comme si le nom et la personne même de Novalis avaient cristallisé tous les poncifs aujourd'hui encore rattachés au romantisme, de sorte qu'il paraît difficile d'évoquer cette figure sans pathos ni emphase. Destin fulgurant en effet que le sien, prompt à susciter l'exaltation lyrique du commentateur : voilà un jeune homme "génialement" précoce qui lit et commente  avec quelle intelligence ! Kant et Fichte à 20 ans, qui se passionne pour à peu près toutes les sciences de son temps, écrit beaucoup (mais publie peu !), aime d'amitié (Friedrich Schlegel, Ludwig Tieck), et surtout d'amour (Sophie von Kühn, Julie von Charpentier). "Génie, amour, passion ont bien sûr leur revers d'obscurité toute "romantique" : la maladie d'abord qui l'accompagne depuis son plus jeune âge (dysenterie très grave à neuf ans dont il réchappe de justesse), jusqu'à sa propre mort, elle aussi précoce (il meurt à vingt-neuf ans de la tuberculose). Mort omniprésente de surcroît au cours de sa vie. Novalis perd son frère Érasme, atteint de phtisie, et son plus jeune frère Bernard, âgé de quatorze ans, qui se noie dans la Saale. Mais c'est surtout la disparition de sa très jeune fiancée de treize ans, Sophie von Kühn, qui a contribué à créer le "mythe" novalisien de l'amour à mort romantique dans sa version la plus pure. Armel Guerne, qui a largement participé en France à la propagation de ce mythe, évoque cette "prodigieuse conversion à la mort (quand il perdit sa bien-aimée) qui lui ouvrit les portes des grands mystères, et lui permit de nous laisser le pur diamant de son Œuvre". Cette conversion mystique à laquelle nous devons Les Hymnes à la nuit, et dont Le Journal après la mort de Sophie retrace le douloureux cheminement spirituel, a fait ainsi du jeune génie, dans notre imaginaire, l'une des plus "pures" figures du romantisme. Philippe Jaccottet reconnaît pour sa part en Novalis un poète "aérien" et "cristallin" : "un elfe, qui parle d'une voix étonnamment innocente (a-t-on remarqué les yeux immenses du portrait ?) touchant d'un pied rapide et léger la terre". Cette candeur enfantine s'apparente à la grâce de celui qui transforme en lumière tout ce qu'il touche, et d'abord l'opacité de sa propre douleur, marchant à sa fin déclarée, et par lui pressentie, avec allégresse, s'éteignant enfin comme ces "mystérieux élus de l'éternité", pour reprendre une autre formule d'Armel Guerne. Et Friedrich Schlegel, dans les bras duquel Novalis s'éteint, présent à son chevet avec Ludwig Tieck (tous deux éditeurs des premières Oeuvres de Novalis en Allemagne) nous assure "qu'il n'est pas possible de mourir avec tant de beauté". Le seul tableau que nous possédions de lui ne nous montre-t-il pas enfin le poète sous les traits d'un jeune homme, à la beauté presque féminine, avec de grands yeux perdus dans une rêverie qu'on sent lointaine et prolongée ? Cette image idéale et idéalisée du poète s'est encore imposée à travers ses Cantiques spirituels ou encore La Chrétienté ou l'Europe, texte dans lequel Novalis se fait le chantre 'conservateur' d'une communauté politique religieuse qui, sous des dehors «futuristes », pourrait bien apparaître comme une revivification du modèle monar­chique absolutiste. C'est du reste ce dernier texte de Novalis qui sert d'exemple à Alain Renaut pour identifier ce qu'il appelle la "révolte antimoderne" du romantisme, en quête d'une "unité supérieure à celle de l'État nation". Génialité précoce, pureté enfantine, amour mystique, destin fulgurant, le tout étayé par un traditionalisme profond, voire "réactionnaire" : tels sont les principaux ingrédients du "mythe Novalis".