GUSTAVE ROUD

Novalis, Un absent au monde

SOMMAIRE

Nostalgie de la mort

 (Hymne 6)

Le 1er Hymne

 

 

Retour à Gustave Roud - L'oeuvre de Novalis (en langue française) - A propos de Novalis

 

        "Un absent au monde.

             Et pourtant, qui le devinerait en cet être qui possède, entre tous, le don de présence et d'accueil? Le voici tel que nous le dépeint son ami des dernières années, le charmant poëte Louis Tieck - grand, mince, de nobles proportions. Les longues boucles brunes cernent le visage au teint translucide (on sait, hélas, ce que ces couleurs trop fragiles signifient) où le front éclate d'esprit, où luit le feu de l'oeil rieur. Il est gai, il sait rire encore comme un enfant, avec des pointes de malice aiguë et bonne, et ces grandes flambées d'enthousiasme ou de détestation dont il se gourmande sans cesse dans son Journal pour les excès de langage où elles l'entraînent. Il ne connaît pas l'ennui. Dans les plus sottes compagnies il découvre toujours l'homme qui sait une chose qu'il ignore et la lui apprendra. Personne (semble-t-il) n'est moins secret. Silencieux parmi la foule, il se confie d'un coeur simple à ses amis.  Et si quelque chagrin vient rompre cette communion incessante, la Nature tout de suite lui en propose une autre :

            Le vent est une agitation de l'air qui peut avoir mainte cause extérieure, mais pour le coeur solitaire et comblé de désirs, que n'est-il point encore lorsqu'il passe dans un murmure, venant à nous des pays aimés, et qu'à ses mille voix sombres et harassées la douleur silencieuse semble s'abîmer dans le profond et musical soupir de la nature entière ! Et dans le jeune vert léger des prairies de printemps, le jeune amant ne voit-il pas exprimée de manière véridique et charmante toute son âme grosse de fleurs futures ?... La Nature entière ne traduit-elle pas, tout aussi bien que le visage, la mimique, le battement du pouls et la couleur du teint, l'état de chacun de ces êtres supérieurs et singuliers que nous appelons des hommes ? Le rocher ne devient-il pas un Toi doué de personnalité à l'instant même où je lui parle ? Et que suis-je d'autre que le fleuve, quand je plonge dans ses ondes mon regard sans courage et vais perdant ma pensée dans son lisse écoulement ?

             Oui, ce cercle d'amis, de frères et de soeurs très aimés, cette Nature toujours prête à l'échange, tout nous suggère un Novalis accordé sur ce qui l'entoure, incapable de rejeter par foncière répulsion l'une ou l'autre des données de l'énigme universelle qui bat sa pensée puissante de l'inlassable houle des apparences.  Aucune de ces négations brutales par quoi un être humain s'isole du monde et prend forme contre lui. Nul geste de révolté. Une acceptation, semble-t-il, toute simple de la vie.

            « Semble-t-il », redit-on avec prudence. Car un doute s'installe, qui va croissant. Ces yeux sont trop vastes, ce regard trop fixe - avec un arrière-fond d'attente inquiète et paisible à la fois - pour ne traduire qu'un émerveillement devant le spectacle du monde, ou le rapt incessant propre à qui tente de s'emparer du réel. C'est un regard qui voit autre chose, ou peut-être les mêmes choses, mais transfigurées, sous l'éclair successif des illuminations imprévisibles, au miroir de l'éternel. C'est un regard d'enfant où l'audace lire sa toute-puissance de l'ingénuité même étrangement sauvegardée, un regard de voyant et d'ange - un regard d'absent. Novalis est le frère de ces autres absents au monde qui s'appellent Hölderlin, Nerval, Rimbaud, et plus proches de nous, Alain-Fournier, Georg Trakl et Georg I-leym. Tous ont fait, volontairement ou non, un pacte avec la mort (ou la folie) ; presque tous vont mourir très jeunes, et le savent, car ils ont reçu, comme une revanche sur leur destin, le don du pressentiment et de la prescience ; tous s'épuisent à vouloir, révoltés de leur échec inéluctable, ou s'y résignant avec une soumission plus déchirante encore, toucher ce réel intouchable, comme séparé d'eux par une mince paroi de verre infrangible, sentant bien qu'ils n'y pourront jamais prendre pied. 

              Le pacte de Novalis avec la mort est d'une nature singulière. C'est par lui que sa figure prend un relief étrange et s'étoile de sa propre beauté. Il gît au centre de sa vie comme de son oeuvre, les imbriquant si fortement qu'à les vouloir disjoindre, on les prive, on se prive des clartés révélatrices qu'elles échangent. Il sied donc d'esquisser en quelques traits le déroulement temporel de cette existence sur le double plan où il s'accomplit : celui de la présence quotidienne au monde, volontaire, attentive, humble aussi, d’un homme parmi d’autres, et celui de l’absence essentielle qui le conduit, lucide acheminement, vers une mort comme vaincue par son propre triomphe."