ROBERT AMADOU

Le soufisme même

SOMMAIRE

Qu'est-ce que l'occultisme?

 "Massignon le gnostique"

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Bibliographie et Documents

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Publié aux éditions Caractères, 1991

 

 

OUVERTURE

Soufisme :

Parole d'un plein soufi, Hasan al-Basri : "Celui qui connaît Dieu l'aime, et celui qui connaît le monde s'en détourne." Sainte tradition : "Mon serviteur, dit Dieu, ne cesse de s'approcher de moi par des œuvres surérogatoires jusqu'à ce que Je l'aime, et quand Je l'aime je suis l'ouïe avec laquelle il entend, la vue avec laquelle il voit, la main avec laquelle il combat et le pied avec lequel il marche." Révélation: "Il les aimera et ils l'aimeront". (Qoran, V, 54). Voilà tout, et voilà tout : la gnose (maarifa).

Islam :

Mais cela, qui est le soufisme, l'islam épanoui, ne se pense ou se vit comme tel que dans le contexte de l'islam accompli, en perfection déclarée de la soumission universelle et du message réitéré, développé.

Soufisme, islam et christianisme :

Soufisme et christianisme ou mystique chrétienne : faux problème, que peut seule poser l'ignorance ou la mauvaise foi. Islam, avec son soufisme, christianisme, avec sa mystique (ici et là, l'Orient tient que la fin de toute théologie est la contemplation de Dieu, la gnose au nom vérace, et apophatique) : problème nécessaire que seule l'ignorance ou la mauvaise foi peuvent refuser de travailler, problème d'histoire et de géographie sacrées, de doctrine et de spiritualité. Cheikh admirable, Louis Massignon, prêtre - "le chrétien musulman", l'appelait le pape Pie XI - qui écrivit "les trois prières d'Abraham père de tous les croyants", loin de toute confusion et près de toute communion, évoquait, en soufisme, la "présence testimoniale". Il est vrai aussi en islam et dans l'islam dont le soufisme est le cœur : l'islam, selon le même, fait "sommation".

SOMMATION

L'islam est une "sommation divine" adressée aux juifs et aux chrétiens, c'est-à-dire aux privilégiés du plan divin, de remplir leur mission spirituelle, de satisfaire à la justice et de répondre à la sanctification sur appel de la Grâce.

"Vous croyiez en Jésus-Christ, mais vous pensiez qu'une part imprescriptible du Verbe était dans le Coran", déclare, d'un monde l'autre, André Miquel à Louis Massignon. Le prophète Mohammed n'est donc pas un faux prophète. Et le soufisme, où la présence testimoniale garantit l'orthodoxie contre un illusoire monisme ontologique, n'a pas d'autre source commune que la révélation coranique : authentique révélation, authentique mystique. Comment expliquer, comment comprendre ? La manière de Massignon reste privée. Il nous invite à justifier, après avoir démasqué l'évidence rationnelle et déclenché la fulgurance spirituelle.

Des musulmans et des chrétiens peuvent douter qu'à l'intérieur de l'islam, en méditant la sainteté du Christ coranique, l'union permanente avec Dieu fondée sur le "Fiat" et l'acceptation de la volonté divine, al-Hallaj ait trouvé le Christ de l'Évangile au point de projeter par le drame de sa vie, par sa passion, qui ressemblerait à celle du Calvaire, l'ombre de la Croix sur la Communauté des croyants musulmans. Et l'arabisme du Prophète, il est douteux que Massignon l'interprète à la satisfaction d'aucun croyant, juif, chrétien ou musulman.

Mais proclamons avec lui l'essentiel : l'islam, c'est l'attente du jugement dans la soumission à la Parole divine. Nulle nation, nulle culture, nulle religion qui soit dépourvue d'une parole séminale, observent, parmi les premiers, saint Justin et Eusèbe; et saint Augustin lui-même : il n'y a jamais eu qu'une seule religion, laquelle après Jésus-Christ fut appelée chrétienne. Hermès et Moïse, Orphée, Zoroastre, Platon et quelques autres prophétisent sur le même pied. La Renaissance européenne les embauche dans une vieille théologie, prisca theologia, une théologie primitive. Au dernier cas, Mohammed manque : les circonstances historiques, sans doute… Mais les circonstances ne sont jamais que prétexte au sens providentiel. Mohammed ne passerait pour un prophète de l'Ancien Testament qu'aux yeux de qui mutilerait le christianisme en oubliant qu'il est judéo-christianisme dans sa perfection tant originelle que finale. Cependant, le prophète de l'islam développe l'eschatologie du Nouveau Testament. De l'omettre d'une liste d'anciens théologiens, c'est souligner son privilège et contraindre à articuler le temps historique sur le temps théologique, au sein de l'histoire sainte et dans son cours.

"O merveille! Un jardin parmi les flammes…

Mon cœur est devenu capable de toutes les formes.

C'est une prairie pour les gazelles et un couvent pour les moines chrétiens,

Un temple pour les idoles et la Ka'ba du pèlerin,

Les tables de la Torah et le livre du Qoran.

Je professe la religion de l'Amour, et quelque direction

Que prenne sa monture, l'Amour est ma religion et ma foi."

Muhyi al-Din Ibn Arabi, le très grand cheikh (dans la mesure qu'il est récupérable), pour d'aucuns le plus grand, sait que les formes tantôt voilent - les formes fixes - tantôt révèlent - les formes mouvantes. L'authentique connaissance vaut union, et le gnostique vrai transcende le double chemin classique du savoir et de l'amour au profit d'une logique qui considère l'unité et la différence - sur quels plans, qui sont, en tout cas, plusieurs? - "non pas comme exclusives l'une de l'autre, mais comme se renforçant dialectiquement". (Michael A. Sells). C'est alors que le cœur devient capable de recevoir toutes les formes. Et Noé de se métamorphoser, avant qu'Abraham n'engendre.

Rien là qui tienne, sauf sous l'œil myope, du syncrétisme ou même relève de l'indifférence. Ni chez Ibn Arabi, ni chez Louis Massignon.

Celui-ci, au moins, en brouillant, selon Youakim Moubarak, les pistes de l'œcuménisme, appelle à revendiquer tout l'héritage d'Abraham, tous ses fils qui sont tous prétendants, de droit, et de fait dans l'énigme, à la masse.

Le chrétien persan Salmân embrassa l'islam et devint l'un des compagnons du Prophète, puis de Ali, à l'origine des corporations artisanales et de certains ordres religieux ; à son propos, Massignon parlait d'un christianisme rénové par les purifications abrahamiques… Aboulafia avait raison de vouloir convertir Rome à la seule religion universelle et plénière : Abraham est le père des croyants et des connaissants.

Or, comme le rappelle Jean Morillon, avant de citer Massignon, "c'est l'islam qui, des trois religions monothéistes, a conservé, de la façon la plus pure, la mémoire de l'ancêtre commun Abraham : lui qui est prédestiné à recevoir dans son sein, toutes les nations, au cœur de la Ville sainte : "l'hospitalité d'Abraham est un signe annonciateur de la consommation finale du rassemblement de toutes les nations, bénies en Abraham, dans cette Terre Sainte qui ne doit être monopolisée par aucune. Et tant dans son ascension nocturne que dans sa première orientation de prière canonique vers Jérusalem, Mohammed, le prophète de l'islam, a revendiqué la part de bénédiction abrahamique, la part de possession de la Terre Sainte promise à tout fils d'Abraham, fils selon la naissance ou selon l'adoption de la foi."