"PEREGRINE"

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 "Pérégrine", originaire d'Angers, est née le 30 septembre 1907. Elle enseigne dans un cours complémentaire, en province, de 1927 à 1931. Au moment de son arrestation, en 1943, elle travaillait au Lycée de garçons, 87 boulevard Arago à Paris (cours de perfectionnement pour enfants arriérés). Elle sera, après la guerre, la secrétaire bénévole de G. Bernanos (Jean-Loup Bernanos se rappelle qu'en Tunisie, en 1947, alors qu'elle dactylographiait Le Dialogue des Carmélites, elle veillait aussi sur son travail d'écolier) et donnera aussi son temps au Chanoine Osty pour la mise au propre de sa traduction de la Bible (22 volumes, aux Ed. Rencontres, 1970).

Une lettre d'Armel Guerne à "Pérégrine"

Chère Pérégrine,

Le paquet de livres est arrivé ce matin, m'apportant exactement ce qui me manquait encore pour compléter ma documentation, et ces quatre jours depuis votre lettre n'ont pas suffi à m'accoutumer à la nouvelle de la mort du Docteur Emerit *, que je ne savais même pas malade. Et pourtant, par moments, quand je parviens à ne pas trop remuer ma tristesse, le chagrin personnel et cette peine plus grande que soi qui laisse le sentiment d'avoir un ami de moins, encore un ! au milieu de ce monde hostile toujours plus, il me vient comme une bouffée de joie en pensant qu'un homme comme lui s'en va pour se loger à sa vrai place, en des lieux où la vérité fait que le meilleur peut définitivement l'emporter sur le pire. Il me semble parfois qu'on n'a pas su vraiment aimer ses vrais amis si on ne les envie pas un tout petit peu une fois qu'ils sont morts. J'ai mis plus de deux ans avant d'y arriver pour Bernanos - et encore est-ce quand le chagrin de son absence n'engloutit pas tout ; mais je m'y tiens quotidiennement avec François, Gilbert, Denise, Antoine et tous les autres de ce temps-là *. La rage de la médiocrité contre toute grandeur et le triomphe confirmé de l'imbécillité contre toute forme d'intelligence, tout effort en l'honneur de la vie au lieu du seul profit, cela s'est toujours accompli, sans doute, mais cela se voit trop uniquement désormais, trop crûment. Les meilleurs y succombent. Et c'est un peu pour soi que l'on soupire d'aise avec eux, quand un jour ils sont morts et n'ont plus l'occasion de succomber. Le pays d'Emerit n'était pas forcément celui du grand courage, mais l'espérance en lui est restée la plus forte. Et cela fait du bien d'y penser avec espérance. Ne trouvez-vous pas ?

         Que vous alliez en Espagne par Bordeaux ou par Toulouse, votre voyage ne vous fera pas passer loin du moulin. Vos amis ne  voudraient-ils pas faire le crochet ? Seulement pour y respirer, une fois, le paysage... Ce serait si facile. Merci, vraiment, pour les livres qui vous reviendront après le 15 mai. La bulle dans mon estomac ? Je n'ai pas l'impression d'un progrès quelconque et je ne mange presque pas, incroyablement peu, en tout cas, mais je me porte bien. En somme, il est beaucoup plus difficile de vieillir que de vivre, jusqu'à un certain point. Mais quelle lessive intérieure depuis qu'ont été publiés les Jours de l'Apocalypse ! Oh ! là, là !

         Le Nerval ne sortira qu'en septembre.

         Je vous embrasse

         Au Vieux Moulin, le 25 mars 1968.

* Jacques Emile Emerit, acuponcteur, auteur d'ouvrages sur cette science, ami intime des Guerne qui le tenaient en très haute estime. Son oeuvre, republiée intégralement dans les années 80, mérite la plus grande attention. Il fut probablement l'un des rares médecins à avoir pénétré les secrets du vieil art chinois des aiguilles.

* Allusion aux compagnons déportés et exécutés du réseau Prosper dont Guerne fut le second jusqu'à son arrestation par la Gestapo, le 1er juillet 1943. Ce réseau fut le plus important des quelque 95 autres que les Britanniques mirent sur pied en France pendant la 2ème guerre mondiale. "François", Francis Suttil, chef du réseau et grand ami de Guerne. "Gilbert", Gilbert Norman, un autre Anglais, lui aussi très assidu à l'appartement des Guerne. "Antoine", France Antelme. "Denise", Andrée Borrel.

Notes de Charles Le Brun