Il faut naturellement discerner, lorsqu’on parle d’Orient,
entre l’orient géographique et l’Orient spirituel – qui
n’appartient pas à la géographie physique. Il y a toutefois dans
l’œuvre de Novalis – que ce soit dans ses Fragments ou dans
ces œuvres achevées – des allusions à l’Orient qui méritent
toute l’attention et au moins un personnage qui l’incarne, dans Henri
d’Ofterdingen, à savoir Soulima. Ici, il s’agit de l’Orient
en tant qu’il correspond aux préoccupations spirituelles de
l’Occident. Deux fragments d’abord : « Dogmatisme
mystique de l’Orient (fait de paresse et d’intuition)
– communication supérieure de la connaissance – quiétisme
intellectuel, - un système de savoir, comme un système de grâce. »
(frag. 415) - « L’usage prématuré et immodéré de la religion
est extrêmement préjudiciable à la croissance et à la réussite de
l’humanité (…). (Voir l’Orient, etc.) » (frag. 60). Le
cinquième des Hymnes à la Nuit mentionne les Rois mages –
dont on connaît la symbolique « orientale » :
« L’intuitive sagesse de l’Orient fut la première à
reconnaître l’avènement du temps nouveau. Et vers l’humble berceau
de son Roi, c’est une étoile qui lui enseigna le chemin. Au nom du
vaste avenir, ils lui firent hommage, avec l’or et les parfums, des
suprêmes merveilles de la Nature ».
Soulima
Mais c’est sans doute dans Henri d’Ofterdingen que l’Orient
apparaît dans sa dimension réelle, d’abord dans la première partie
du « roman », avec le personnage de Soulima, « la
jeune Orientale », et dans la seconde, puisque Henri devra
parachever son apprentissage poétique par un voyage en Orient :
« Ayant appris à connaître les temps héroïques et
l’antiquité, Henri gagne alors l’Orient, dont il avait rêvé
depuis son enfance. Il visite Jérusalem, prend connaissance de poésies
orientales. D’étranges aventures avec les Infidèles le retiennent
dans des parties isolées du pays, où il retrouve la famille de le
jeune Orientale ; façon de vivre de certaines tribus nomades de là-bas.
Contes légendaires persans. Souvenances des temps les plus anciens du
monde » .
L’Orient se trouve ici associé à un rêve d’enfance, mais aussi à
Jérusalem, qui est déjà un Orient symbolique, du moins pour un
voyageur chrétien, à la poésie orientale – on pense au Divan
Orient-Occident de Goethe – aux contes persans – sans doute le
Livre des Rois, de Ferdosi – enfin, au souvenir des « temps
les plus anciens du monde ». Faut-il voir dans cette expression
quelque chose de plus que la simple réminiscence d’Ur en Chaldée ou
du code d’Hammourabi, à savoir une allusion au paradis terrestre, à
l’Orient perdu ? Ce qui est certain est que le personnage
de Soulima, « réel » dans
la première partie du « roman », acquiert une dimension métaphysique
dans la seconde. On passe ici, avec elle, de l’Orient géographique à
l’Orient spirituel.
L’Orient géographique est symbolisé dans l’œuvre de Novalis, dans
Henri d’Ofterdingen, plus exactement, par une jeune Arabe,
ravie à sa famille pendant une expédition de chevaliers croisés, et désormais
prisonnière, exilée en Allemagne : Soulima .
Le jeune héros surprend son chant mélancolique qu’elle accompagne
d’un luth. Auprès d’elle, c’est une véritable initiation à l’Orient
qu’il reçoit, comme si quelque chose du secret de l’existence
demeurait encore vivant en Orient, que les propos de Soulima
transmettent à Henri : « L’existence prend un attrait tout
particulier quand elle se passe sur un sol depuis longtemps habité, et
qui fut enrichi d’âge en âge par l’ouvrage et les soins diligents,
patients et hardis de jadis. La nature y paraît plus humaine et devenue
plus intelligible ; à travers le présent on sent que transparaît
un obscur souvenir du passé, et les images du monde se trouvent reflétées
avec un tel relief et des contours si nets qu’on y jouit d’un
univers double, en quelque sorte, et que le monde y perd ce qu’il a
d’écrasant, de tyrannique pour devenir un poème magique et une féerie
de nos sens. (…)
Elle
se recueillit un moment, en silence, puis reprit :
N'allez surtout pas croire ce qu'on vous a raconté sur la férocité de
mes compatriotes. Nulle part on n'a traité les prisonniers plus généreusement
; et vos pèlerins de même, en chemin pour Jérusalem, étaient reçus
avec une hospitalité qu'ils ne méritaient guère que rarement. C'étaient
des vauriens, pour la plupart, de méchants hommes qui illustraient leur
pèlerinage de canailleries avec lesquelles, évidemment, ils
s'exposaient souvent à tomber sous des mains justement vengeresses.
Comme il eût été facile aux chrétiens de visiter le Saint-Sépulcre
en toute quiétude, sans avoir besoin de déclencher cette guerre
effroyable et inutile qui a tout empiré, propageant le désastre et répandant
la désolation infinie, coupant à jamais l'Orient de l'Europe! Le nom
du propriétaire, quel importance avait-il? Nos princes vénéraient
pieusement le tombeau de votre Saint Sauveur qui est, comme il eût
bellement pu devenir le berceau d'une entente heureuse, en bonne
intelligence, le prétexte excellent d'alliances éternellement
bienfaisantes! »
De ce point de vue, Soulima symbolise la rencontre de l’Orient et de
l’Occident et si le long entretien qu’elle a avec Henri annonce le périple
de celui-ci en Arabie – où selon les notes de Novalis pour sa seconde
partie, il devait retrouver la famille de Soulima – elle est surtout
le signe que d’une part l’appartenance à l’ordre des fidèles
d’amour est d’Orient comme d’Occident et que, d’autre part,
le « secret » de l’ordre est qu’il se situe au
terrain de contact spirituel de l’Orient et de l’Occident. C’est
à ce titre que Soulima devait occuper une place centrale dans la
seconde partie d’Henri d’Ofterdingen, selon le mot de Novalis
: « L’Orientale est également la Poésie ».
L’étranger
C’est une autre figure singulière qui
symbolise l’Orient, celle de l’étranger que l’on retrouve dans
l’œuvre de Novalis, dans Les Disciples à Saïs, mais
aussi dans Henri d’Ofterdingen : « D’où
seulement a-t-il bien pu venir, cet Etranger ? Aucun de nous
n’avait encore rencontré un tel homme ; et pourtant, je
n’arrive pas à comprendre pourquoi il n’y eut que moi seul à être
bouleversé à ce point par ses dires. » Que cet Etranger
vienne d’Orient, c’est évident, mais s’agit-il de l’Orient géographique
ou de l’Orient métaphysique ? Cela revient à se demander d’où
vient l’appel à s’engager dans la voie spirituelle, à se
mettre en route. Il est clair que l’Appel est la promesse d’une
initiation, d’un pèlerinage intérieur qui ne s’arrête pas
d’ailleurs au terme de cette initiation, mais progresse encore vers
l’Orient de l’âme. C’est ce que symbolise sans doute l’itinéraire
du poète grec vers l’Indoustan dont il est question dans le 5ème
Hymne à la Nuit de Novalis : « Et des lointains
rivages, né sous le ciel resplendissant de l’Hellade, un poète
arriva jusqu’en Palestine, qui fit le don absolu de son cœur à
l’enfant miraculeux :
« C’est
toi l’Adolescent qui étais sur nos tombes / Depuis
longtemps, plein de méditation profonde ; / Signe
consolateur au-dedans de l’obscurité, / Initiale
heureuse à la plus haute humanité. / Ce qui
nous rejetait au fond de la tristesse / Maintenant
nous attire en exquise allégresse. / La Mort
ouvre à la Vie – Voie de l’Eternité, / Tu es la
Mort et seul, nous donnes la santé. »
Puis le chanteur s’en fut, tout débordant de joie, vers l’Indoustan. »
L’Indoustan symbolise ici la voie intellectuelle ,
l’expérience du Soi, tandis que la Palestine où est né le Christ
symbolise la voie de la connaissance amoureuse.
Les disciples à Saïs
Les premières lignes des Disciples à Saïs sont connues :
« Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui
les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à une
grande écriture chiffrée qu’il entrevoit partout : sur les
ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les
cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se
prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes… » Ainsi
le disciple s’engage-t-il sur le chemin intérieure en direction
d’une Figure, d’une « vierge » - et d’une « patrie
sacrée » qui est l’Orient, conformément aux enseignements du
Maître : « Il veut que nous suivions chacun notre propre
voie, car toute voie nouvelle traverse de nouvelles contrées et
reconduit chacun, à la fin, à ce domicile, à cette patrie sacrée ».
La Nature est le chemin, et son « intime compréhension » en
est le terme. Cette connaissance en est réservée aux chercheurs et aux
poètes, car les uns et les autres « ont toujours paru, parlant la
même langue, appartenir à un même peuple. » Pourtant le
poète – initié en tant qu’il est un poète – garde la supériorité,
et c’est pourquoi, dit Novalis, « Celui qui veut connaître bien
son âme, doit la chercher en compagnie du poète : c’est là
qu’elle est ouverte et que s’épanche son cœur plein de merveilles. »
Mais aussi, quelles sont les dispositions que requiert l’initiation ?
« Une longue, perpétuelle fréquentation, une contemplation libre
et artiste, toute l’attention donnée aux moindres signes et aux
indices les plus légers, une vie intérieure de poète, des sens exercés,
une âme simple et religieuse, telles sont les choses exigées
essentiellement d’un amant de la Nature et à défaut desquelles nul
n’accomplira son désir. » Quant à l’initiation elle-même,
elle est fondamentalement une initiation à l’Amour : « Au
premier baiser s’épanouira devant toi un monde nouveau et avec lui la
vie entrera, en mille rayons, dans ton cœur ravi en extase »
C’est bien cela que Novalis a expérimenté avec Sophie von Kühn, tel
est bien le sens qu’il faut attribuer à ses fiançailles secrètes
avec elle : l’initiation est un premier baiser. C’est
ainsi que le fidèle d’amour inaugure son pèlerinage vers l’Orient.
Novalis en donne une illustration avec dans son conte Hyacinthe et
Fleur-de-rose. Le héros, Hyacinthe, un jeune garçon reçoit la
visite d’un étranger « qui avait voyagé incroyablement loin ».
Cet étranger est une figure du Maître, mais il n’est pas celui
qui doit conférer l’initiation, il est seulement celui à qui il
revient de porter l’Appel aux âmes en qui il reconnaît les
dispositions à l’initiation. Après trois jours de conversations où
l’étranger « parla de pays étrangers, de contrées inconnues,
de choses étonnantes et merveilleuses », Hyacinthe répond à cet
appel. Naturellement, ces pays étrangers n’appartiennent pas à la géographie
physique, ils sont l’Orient, ils forment la « patrie sacrée ».
Le jeune héros se décide donc un jour – « tout transformé
comme s’il venait de naître à nouveau », note Novalis – à
quitter sa famille, sa patrie, son « occident », il se met
en marche. Vers où ? « Je le voudrais bien vous le dire,
mais je ne le sais pas moi-même : c’est où réside la Mère des
Etres, la Vierge voilée. Mon cœur s’embrase et aspire après elle. »
Surtout, il n’ose affronter les adieux à Fleur-de-rose, cette jeune
fille, aussi jeune que lui, sincèrement éprise de lui.
Hyacinthe traverse d’abord « un âpre et sauvage pays »,
puis « des déserts de sables incandescents ». Mais son âme
subit des métamorphoses et bientôt « les paysages deviennent
« plus riches et plus divers, l’air tiède et bleu, le chemin
plus égal ». Un jour, enfin, il atteint une « source
cristalline et une abondance de fleurs qui descendaient au creux
d’une vallée entre de noires colonnes dressées jusqu’au ciel»,
une sorte de Source de vie, dernière étape de sa quête, avant de
parvenir à « la demeure si longtemps cherchée qui était là,
cachées sous des palmiers et d’autres végétaux aux essences précieuses » :
le terme de son cheminement, l’Orient. C’est pourquoi il s’endort
– « c’était le rêve seul qui devait le mener au saint des
saints ». Novalis fait alors remarquer à propos de Hyacinthe que
« tout lui semblait parfaitement connu ». Il s’agit donc
bien de sa vraie patrie, par opposition à sa patrie terrestre, et du
lieu de sa seconde naissance, du centre de son être, en d’autres
termes du paradis terrestre. – Et Hyacinthe se trouve devant « la
vierge céleste », comme Novalis devant Sophie lorsqu’elle
mourut. « Il souleva le léger, le brillant voile, et
Fleur-de-Rose fut dans ses bras. »
Ce conte décrit très exactement l’itinéraire qu’empruntent les
« chercheurs et les poètes » pour atteindre l’Orient. Il
est certes marqué du sceau de l’initiation singulière de Novalis à
la Fidélité d’Amour, mais le cheminement est identique pour tous les
initiés qui quitteront un jour leur patrie terrestre pour gagner le
lieu de leur seconde naissance, leur paradis – leur « Age d’Or »,
selon l’expression de Novalis. Cet Orient est donc leur vraie patrie,
et lorsqu’ils retournent dans le monde terrestre, en « occident »,
la nostalgie de ce Monde de l’âme, le désir de cet Orient ne les
quittent plus. Tout le leur rappelle – et spécialement le vent (selon
Novalis) : « Le vent est une émotion de l’air, écrit-il,
(…) mais n’est-il pas, pour le cœur solitaire et gonflé de désir
infini, n’est-il pas quelque chose de plus lorsqu’il souffle, venant
d’une contrée bien-aimée, et qu’avec mille obscurs et mélancoliques
soupirs il semble résoudre la muette souffrance en un profond gémissement
mélodieux de toute la nature ? »
Mais au poète aussi revient une tâche particulière qui est de
transmettre aux hommes qui sont capables de les entendre les mystères
de cet Orient – et c’est bien ici toute la vocation de Novalis :
communiquer à un petit nombre le secret de l’initiation amoureuse et
singulièrement à ceux qui attendent « d’une communication
sublime et pleine d’amour avec un être qu’ils vénèrent ardemment,
la connaissance de la Nature qui leur est nécessaire ». Plus
encore, le poète, « qui sent les choses comme eux, rend hommage
à leur amour et cherche, par ses chants, à transplanter ce germe de
l’Age d’Or en d’autres temps, en d’autres terres ».
Les Disciples à Saïs sont une œuvre inachevée, mais on
peut légitimement s’interroger sur l’intérêt qu’aurait représenté
une « suite » forcément inadaptée dans la forme à ce que
Novalis doit encore nous enseigner. Non seulement Les Disciples à Saïs
délivrent leur message « oriental » avec le conte de
Hyacinthe et de Fleur-de-rose, mais apportent quelque chose qui ne
pourra s’exprimer bientôt que dans les Hymnes à la Nuit :
l’expérience d’un nouvel orient, l’Orient de l’âme. De cette
expérience – qui succède à l’illumination du 13 mai 1797 –
Novalis n’en formule dans Les disciples à Saïs que ce
qu’il peut nous en dire – mais ce n’est pas le moindre
enseignement tel qu’il se donne à entendre par la voix d’un groupe
de voyageurs rejoignant, à la fin de l’œuvre, le Maître et ses
disciples :
« Pleins du grand besoin et du désir
immense de savoir, ils s’en étaient allés pour rechercher les traces
de ce peuple du passé, de cette race originelle et perdue dont les
hommes d’aujourd’hui semblent être les restes dégénérés et
sauvages, et à la haute culture de laquelle ils doivent encore leurs
connaissances les plus importantes et les plus utiles, les plus
importants et indispensables instrument. Particulièrement les avaient
attirés cette langue qui avait été leur lien brillant entre ces
hommes royaux et les contrées supra-terrestres et leurs habitants,
cette langue sacrée ,
dont au dire de nombreuses légendes diverses, quelques mots avaient pu
demeurer la propriété de quelques heureux sages parmi nos ancêtres.
Son verbe était un chant miraculeux, dont les soins irrésistibles pénétraient
profond dans l’intérieur de la Nature et l’analysait. »
C’est ce « chant miraculeux » qui se donne à
entendre dans les Hymnes à la Nuit. Son secret appartient à
l’Orient de l’âme, à l’Orient majeur, et ne peut
s’exprimer justement – et bien imparfaitement – que par ce chant même.
Dans la seconde partie de Henri d’Ofterdingen,
un vent violent assaille le pèlerin : « Peut-être
avait-il, dans son vol, traversé les paysages de l’enfance ?
ou peut-être d’autres régions qui parlent ? »
|