► Vers l’Orient

SOMMAIRE

Introduction - Aperçus biographiques - Vocation à l'amour - L'Orient de l'âme

         Il faut naturellement discerner, lorsqu’on parle d’Orient, entre l’orient géographique et l’Orient spirituel – qui n’appartient pas à la géographie physique. Il y a toutefois dans l’œuvre de Novalis – que ce soit dans ses Fragments ou dans ces œuvres achevées – des allusions à l’Orient qui méritent toute l’attention et au moins un personnage qui l’incarne, dans Henri d’Ofterdingen, à savoir Soulima. Ici, il s’agit de l’Orient en tant qu’il correspond aux préoccupations spirituelles de l’Occident. Deux fragments d’abord : « Dogmatisme mystique de l’Orient (fait de paresse et d’intuition) – communication supérieure de la connaissance – quiétisme intellectuel, - un système de savoir, comme un système de grâce. » (frag. 415) - « L’usage prématuré et immodéré de la religion est extrêmement préjudiciable à la croissance et à la réussite de l’humanité (…). (Voir l’Orient, etc.) » (frag. 60). Le cinquième des Hymnes à la Nuit mentionne les Rois mages – dont on connaît la symbolique « orientale » [1] : « L’intuitive sagesse de l’Orient fut la première à reconnaître l’avènement du temps nouveau. Et vers l’humble berceau de son Roi, c’est une étoile qui lui enseigna le chemin. Au nom du vaste avenir, ils lui firent hommage, avec l’or et les parfums, des suprêmes merveilles de la Nature ».

         Soulima

         Mais c’est sans doute dans Henri d’Ofterdingen que l’Orient apparaît dans sa dimension réelle, d’abord dans la première partie du « roman », avec le personnage de Soulima, « la jeune Orientale », et dans la seconde, puisque Henri devra parachever son apprentissage poétique par un voyage en Orient : « Ayant appris à connaître les temps héroïques et l’antiquité, Henri gagne alors l’Orient, dont il avait rêvé depuis son enfance. Il visite Jérusalem, prend connaissance de poésies orientales. D’étranges aventures avec les Infidèles le retiennent dans des parties isolées du pays, où il retrouve la famille de le jeune Orientale ; façon de vivre de certaines tribus nomades de là-bas. Contes légendaires persans. Souvenances des temps les plus anciens du monde » [2].

          L’Orient se trouve ici associé à un rêve d’enfance, mais aussi à Jérusalem, qui est déjà un Orient symbolique, du moins pour un voyageur chrétien, à la poésie orientale – on pense au Divan Orient-Occident de Goethe – aux contes persans – sans doute le Livre des Rois, de Ferdosi – enfin, au souvenir des « temps les plus anciens du monde ». Faut-il voir dans cette expression quelque chose de plus que la simple réminiscence d’Ur en Chaldée ou du code d’Hammourabi, à savoir une allusion au paradis terrestre, à l’Orient perdu ? Ce qui est certain est que le personnage de Soulima, « réel »  dans la première partie du « roman », acquiert une dimension métaphysique dans la seconde. On passe ici, avec elle, de l’Orient géographique à l’Orient spirituel.

           L’Orient géographique est symbolisé dans l’œuvre de Novalis, dans Henri d’Ofterdingen, plus exactement, par une jeune Arabe, ravie à sa famille pendant une expédition de chevaliers croisés, et désormais prisonnière, exilée en Allemagne : Soulima [3]. Le jeune héros surprend son chant mélancolique qu’elle accompagne d’un luth. Auprès d’elle, c’est une véritable initiation à l’Orient qu’il reçoit, comme si quelque chose du secret de l’existence demeurait encore vivant en Orient, que les propos de Soulima transmettent à Henri : « L’existence prend un attrait tout particulier quand elle se passe sur un sol depuis longtemps habité, et qui fut enrichi d’âge en âge par l’ouvrage et les soins diligents, patients et hardis de jadis. La nature y paraît plus humaine et devenue plus intelligible ; à travers le présent on sent que transparaît un obscur souvenir du passé, et les images du monde se trouvent reflétées avec un tel relief et des contours si nets qu’on y jouit d’un univers double, en quelque sorte, et que le monde y perd ce qu’il a d’écrasant, de tyrannique pour devenir un poème magique et une féerie de nos sens. (…)

Elle se recueillit un moment, en silence, puis reprit :

           N'allez surtout pas croire ce qu'on vous a raconté sur la férocité de mes compatriotes. Nulle part on n'a traité les prisonniers plus généreusement ; et vos pèlerins de même, en chemin pour Jérusalem, étaient reçus avec une hospitalité qu'ils ne méritaient guère que rarement. C'étaient des vauriens, pour la plupart, de méchants hommes qui illustraient leur pèlerinage de canailleries avec lesquelles, évidemment, ils s'exposaient souvent à tomber sous des mains justement vengeresses. Comme il eût été facile aux chrétiens de visiter le Saint-Sépulcre en toute quiétude, sans avoir besoin de déclencher cette guerre effroyable et inutile qui a tout empiré, propageant le désastre et répandant la désolation infinie, coupant à jamais l'Orient de l'Europe! Le nom du propriétaire, quel importance avait-il? Nos princes vénéraient pieusement le tombeau de votre Saint Sauveur qui est, comme il eût bellement pu devenir le berceau d'une entente heureuse, en bonne intelligence, le prétexte excellent d'alliances éternellement bienfaisantes! »

          De ce point de vue, Soulima symbolise la rencontre de l’Orient et de l’Occident et si le long entretien qu’elle a avec Henri annonce le périple de celui-ci en Arabie – où selon les notes de Novalis pour sa seconde partie, il devait retrouver la famille de Soulima – elle est surtout le signe que d’une part l’appartenance à l’ordre des fidèles d’amour est d’Orient comme d’Occident et que, d’autre part, le « secret » de l’ordre est qu’il se situe au terrain de contact spirituel de l’Orient et de l’Occident. C’est à ce titre que Soulima devait occuper une place centrale dans la seconde partie d’Henri d’Ofterdingen, selon le mot de Novalis : « L’Orientale est également la Poésie ».

          L’étranger

          C’est une autre figure singulière qui symbolise l’Orient, celle de l’étranger que l’on retrouve dans l’œuvre de Novalis, dans Les Disciples à Saïs, mais aussi dans Henri d’Ofterdingen : « D’où seulement a-t-il bien pu venir, cet Etranger ? Aucun de nous n’avait encore rencontré un tel homme ; et pourtant, je n’arrive pas à comprendre pourquoi il n’y eut que moi seul à être bouleversé à ce point par ses dires. » Que cet Etranger vienne d’Orient, c’est évident, mais s’agit-il de l’Orient géographique ou de l’Orient métaphysique ? Cela revient à se demander d’où vient l’appel à s’engager dans la voie spirituelle, à se mettre en route. Il est clair que l’Appel est la promesse d’une initiation, d’un pèlerinage intérieur qui ne s’arrête pas d’ailleurs au terme de cette initiation, mais progresse encore vers l’Orient de l’âme. C’est ce que symbolise sans doute l’itinéraire du poète grec vers l’Indoustan dont il est question dans le 5ème Hymne à la Nuit de Novalis : « Et des lointains rivages, né sous le ciel resplendissant de l’Hellade, un poète arriva jusqu’en Palestine, qui fit le don absolu de son cœur à l’enfant miraculeux :

           « C’est toi l’Adolescent qui étais sur nos tombes / Depuis longtemps, plein de méditation profonde ; / Signe consolateur au-dedans de l’obscurité, / Initiale heureuse à la plus haute humanité. / Ce qui nous rejetait au fond de la tristesse / Maintenant nous attire en exquise allégresse. / La Mort ouvre à la Vie – Voie de l’Eternité, / Tu es la Mort et seul, nous donnes la santé. »

             Puis le chanteur s’en fut, tout débordant de joie, vers l’Indoustan. »

             L’Indoustan symbolise ici la voie intellectuelle [4], l’expérience du Soi, tandis que la Palestine où est né le Christ symbolise la voie de la connaissance amoureuse.

             Les disciples à Saïs

             Les premières lignes des Disciples à Saïs sont connues : « Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à une grande écriture chiffrée qu’il entrevoit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et au-dehors des montagnes… » Ainsi le disciple s’engage-t-il sur le chemin intérieure en direction d’une Figure, d’une « vierge » - et d’une « patrie sacrée » qui est l’Orient, conformément aux enseignements du Maître : « Il veut que nous suivions chacun notre propre voie, car toute voie nouvelle traverse de nouvelles contrées et reconduit chacun, à la fin, à ce domicile, à cette patrie sacrée ».

             La Nature est le chemin, et son « intime compréhension » en est le terme. Cette connaissance en est réservée aux chercheurs et aux poètes, car les uns et les autres « ont toujours paru, parlant la même langue, appartenir à un même peuple. » Pourtant le poète – initié en tant qu’il est un poète – garde la supériorité, et c’est pourquoi, dit Novalis, « Celui qui veut connaître bien son âme, doit la chercher en compagnie du poète : c’est là qu’elle est ouverte et que s’épanche son cœur plein de merveilles. » Mais aussi, quelles sont les dispositions que requiert l’initiation ? « Une longue, perpétuelle fréquentation, une contemplation libre et artiste, toute l’attention donnée aux moindres signes et aux indices les plus légers, une vie intérieure de poète, des sens exercés, une âme simple et religieuse, telles sont les choses exigées essentiellement d’un amant de la Nature et à défaut desquelles nul n’accomplira son désir. » Quant à l’initiation elle-même, elle est fondamentalement une initiation à l’Amour : « Au premier baiser s’épanouira devant toi un monde nouveau et avec lui la vie entrera, en mille rayons, dans ton cœur ravi en extase »

            C’est bien cela que Novalis a expérimenté avec Sophie von Kühn, tel est bien le sens qu’il faut attribuer à ses fiançailles secrètes avec elle : l’initiation est un premier baiser. C’est ainsi que le fidèle d’amour inaugure son pèlerinage vers l’Orient. Novalis en donne une illustration avec dans son conte Hyacinthe et Fleur-de-rose. Le héros, Hyacinthe, un jeune garçon reçoit la visite d’un étranger « qui avait voyagé incroyablement loin ». Cet étranger est une figure du Maître, mais il n’est pas celui qui doit conférer l’initiation, il est seulement celui à qui il revient de porter l’Appel aux âmes en qui il reconnaît les dispositions à l’initiation. Après trois jours de conversations où l’étranger « parla de pays étrangers, de contrées inconnues, de choses étonnantes et merveilleuses », Hyacinthe répond à cet appel. Naturellement, ces pays étrangers n’appartiennent pas à la géographie physique, ils sont l’Orient, ils forment la « patrie sacrée ». Le jeune héros se décide donc un jour – « tout transformé comme s’il venait de naître à nouveau », note Novalis – à quitter sa famille, sa patrie, son « occident », il se met en marche. Vers où ? « Je le voudrais bien vous le dire, mais je ne le sais pas moi-même : c’est où réside la Mère des Etres, la Vierge voilée. Mon cœur s’embrase et aspire après elle. » Surtout, il n’ose affronter les adieux à Fleur-de-rose, cette jeune fille, aussi jeune que lui, sincèrement éprise de lui.

          Hyacinthe traverse d’abord « un âpre et sauvage pays », puis « des déserts de sables incandescents ». Mais son âme subit des métamorphoses et bientôt « les paysages deviennent « plus riches et plus divers, l’air tiède et bleu, le chemin plus égal ». Un jour, enfin, il atteint une « source cristalline et une abondance de fleurs qui descendaient au creux d’une vallée entre de noires colonnes dressées jusqu’au ciel», une sorte de Source de vie, dernière étape de sa quête, avant de parvenir à « la demeure si longtemps cherchée qui était là, cachées sous des palmiers et d’autres végétaux aux essences précieuses » : le terme de son cheminement, l’Orient. C’est pourquoi il s’endort – « c’était le rêve seul qui devait le mener au saint des saints ». Novalis fait alors remarquer à propos de Hyacinthe que « tout lui semblait parfaitement connu ». Il s’agit donc bien de sa vraie patrie, par opposition à sa patrie terrestre, et du lieu de sa seconde naissance, du centre de son être, en d’autres termes du paradis terrestre. – Et Hyacinthe se trouve devant « la vierge céleste », comme Novalis devant Sophie lorsqu’elle mourut. « Il souleva le léger, le brillant voile, et Fleur-de-Rose fut dans ses bras. »

         Ce conte décrit très exactement l’itinéraire qu’empruntent les « chercheurs et les poètes » pour atteindre l’Orient. Il est certes marqué du sceau de l’initiation singulière de Novalis à la Fidélité d’Amour, mais le cheminement est identique pour tous les initiés qui quitteront un jour leur patrie terrestre pour gagner le lieu de leur seconde naissance, leur paradis – leur « Age d’Or », selon l’expression de Novalis. Cet Orient est donc leur vraie patrie, et lorsqu’ils retournent dans le monde terrestre, en « occident », la nostalgie de ce Monde de l’âme, le désir de cet Orient ne les quittent plus. Tout le leur rappelle – et spécialement le vent (selon Novalis) : « Le vent est une émotion de l’air, écrit-il, (…) mais n’est-il pas, pour le cœur solitaire et gonflé de désir infini, n’est-il pas quelque chose de plus lorsqu’il souffle, venant d’une contrée bien-aimée, et qu’avec mille obscurs et mélancoliques soupirs il semble résoudre la muette souffrance en un profond gémissement mélodieux de toute la nature ? » [5]

          Mais au poète aussi revient une tâche particulière qui est de transmettre aux hommes qui sont capables de les entendre les mystères de cet Orient – et c’est bien ici toute la vocation de Novalis : communiquer à un petit nombre le secret de l’initiation amoureuse et singulièrement à ceux qui attendent « d’une communication sublime et pleine d’amour avec un être qu’ils vénèrent ardemment, la connaissance de la Nature qui leur est nécessaire ». Plus encore, le poète, « qui sent les choses comme eux, rend hommage à leur amour et cherche, par ses chants, à transplanter ce germe de l’Age d’Or en d’autres temps, en d’autres terres ».

             Les Disciples à Saïs sont une œuvre inachevée, mais on peut légitimement s’interroger sur l’intérêt qu’aurait représenté une « suite » forcément inadaptée dans la forme à ce que Novalis doit encore nous enseigner. Non seulement Les Disciples à Saïs délivrent leur message « oriental » avec le conte de Hyacinthe et de Fleur-de-rose, mais apportent quelque chose qui ne pourra s’exprimer bientôt que dans les Hymnes à la Nuit : l’expérience d’un nouvel orient, l’Orient de l’âme. De cette expérience – qui succède à l’illumination du 13 mai 1797 – Novalis n’en formule dans Les disciples à Saïs que ce qu’il peut nous en dire – mais ce n’est pas le moindre enseignement tel qu’il se donne à entendre par la voix d’un groupe de voyageurs rejoignant, à la fin de l’œuvre, le Maître et ses disciples :

            « Pleins du grand besoin et du désir immense de savoir, ils s’en étaient allés pour rechercher les traces de ce peuple du passé, de cette race originelle et perdue dont les hommes d’aujourd’hui semblent être les restes dégénérés et sauvages, et à la haute culture de laquelle ils doivent encore leurs connaissances les plus importantes et les plus utiles, les plus importants et indispensables instrument. Particulièrement les avaient attirés cette langue qui avait été leur lien brillant entre ces hommes royaux et les contrées supra-terrestres et leurs habitants, cette langue sacrée [6], dont au dire de nombreuses légendes diverses, quelques mots avaient pu demeurer la propriété de quelques heureux sages parmi nos ancêtres. Son verbe était un chant miraculeux, dont les soins irrésistibles pénétraient profond dans l’intérieur de la Nature et l’analysait. »

             C’est ce « chant miraculeux » qui se donne à entendre dans les Hymnes à la Nuit. Son secret appartient à l’Orient de l’âme, à l’Orient majeur, et ne peut s’exprimer justement – et bien imparfaitement – que par ce chant même.


[1] Il sont, selon la définition qu’en donne René Guénon, « les gardiens du dépôt de la Révélation faite à l’humanité dès le paradis terrestre ».

[2] Cf. Notice de Tieck (1802)

[3] On pense à la jeune Fatima, princesse orientale, à qui trois chevaliers du Laonnois, captifs en Terre Sainte devront de s’échapper miraculeusement de leur prison et qui se convertira au catholicisme : à l’origine de sanctuaire de Notre-Dame de Liesse.

[4] Un fragment fait mention de la voie de connaissance : « Dans la vision intellectuelle est la clef de la vie » (frag. 162)

[5] Dans la seconde partie de Henri d’Ofterdingen,  un vent violent assaille le pèlerin : « Peut-être avait-il, dans son vol, traversé les paysages de l’enfance ? ou peut-être d’autres régions qui parlent ? »

[6] C’est la « langue des oiseaux »