C'est
ainsi qu’Armel Guerne, au mois d’avril 1975, me dédicaçait sa traduction
des Œuvres
complètes
de Novalis. Il savait à qui il parlait. Il savait de qui il parlait. Et il
savait pourquoi. Moi seul l’ignorais encore. En m’incitant à lire ces
pages, il me donnait une clef. De celles qui n’ouvrent que les bonnes
portes. Au bon moment. Elle m’a servi depuis et d’autres sont venues qui
n’eussent point fonctionné sans ce premier passage.
Car – et ses amis le savent bien – il n’était pas de ceux qui écrivent ou
parlent pour ne rien dire. De l’auteur des Hymnes à la Nuit, il
disait parfois qu’il l’avait aidé à « tenir » dans les geôles de la
Gestapo. Ce qui laisse à penser que l’écriture peut devenir vivante
lorsqu’elle cesse d’être uniquement littéraire et se met au service de
l’esprit.
Parmi les poètes, Guerne attribuait à Novalis la première place, la plus
haute, la plus noble, pour la simple raison que dans cette œuvre, la
poésie cesse d’être un ornement pour atteindre à la vision métaphysique du
monde. Ce que les professeurs n’enseignent point. Il avait reconnu en la
personne du jeune Saxon le chantre inspiré d’une lumière cachée – la
lumière de la nature – héritier direct des Bœhme et des Paracelse ;
celui qui, de tout l’enthousiasme de sa brève existence, avait tenté de
retrouver l’unité perdue d’une Europe vieillie, saturée de doutes et
menacée dans son intégrité par les séductions trompeuses d’un progrès
bientôt tout-puissant ; celui enfin qui notait dans ses carnets cette
phrase étonnamment révélatrice : « Ne devrais-je pas remercier Dieu de ce
qu’il m’a révélé de si bonne heure ma vocation d’éternité ? »
Plus que Rimbaud, le voleur de feu ; que Hölderlin, le forgeron du verbe ;
ou que Nerval – son frère pourtant, mais étrangement retenu à l’orée du
mystère, Novalis croyait à la restauration de l’âme. Cette restauration,
il la nommait magnifiquement la « conversion à la nuit ». Nuit prophétique
qui n’est pas le contraire du jour, qui abrite aussi ses constellations et
dont les alchimistes ont toujours enseigné qu’il faut la déchiffrer si
l’on veut parvenir, tout au bout du chemin, au Magistère.
Armel Guerne ne fut pas ignorant de ces choses. Loin de là. Et ce n’est
pas gratuitement qu’il écrivait : « Tout le visible est encre à
l’invisible main »
(Le Jardin colérique,
Phébus, Paris, 1977).
De fait,
les textes qu’il a laissés sont remplis de signes dont les disciples
d’Hermès n’auront aucun mal à interpréter le sens. Mais les autres ? Les
professionnels de l’écriture et de la critique, ces lourds pédants
outrecuidants et péremptoires, imperméables aux bonds légers de la grâce
et que Nietzsche appelait les Philistins de la pensée ? Tous ces hommes
assis, accablés de savoirs et de doutes, prudents comme des renards,
vaniteux comme des paons mais surtout, SURTOUT, triplement enfermés dans
le sarcophage de l’érudition – ce monstre insatiable et glacé dont les
viscères n’ont jamais amassé que la mort – tous ces hommes de cabinet, ces
philologues, ces psychologues, maîtres en leurs disciplines si souvent
discutables, si rarement discutées ? Eh bien ! ceux-là n’accèderont pas au
Secret pour ne l’avoir jamais seulement pressenti, enfermés, verrouillés,
cadenassés qu’ils sont dans les prisons de l’intelligence et de la
raison ; pour ne s’être pas demandés si le cœur, par hasard, n’avait pas
son mot à dire dans l’auscultation de la nature – cette porte ouverte sur
ce qu’aucun langage ne peut saisir. La Nature : l’encre dont Dieu se sert
pour parler aux hommes ; ce
Liber
mundi
du lumineux Moyen-âge dont le grand Paracelse, tout comme Novalis, trois
cents ans plus loin, s’était fait non seulement l’annonciateur mais aussi
et surtout le révélateur.
Commentant les pages de ce Livre, le Prince des deux médecines, comme il
se désignait soi-même, concluait : « Dieu les a écrites Lui-même,
fabriquées, reliées et pendues aux chaînes de son atelier de reliure. En
elle, ni fausseté, ni tromperie, ni erreur, ni séductions, ni défauts. Et
si, néanmoins, quelque chose d’elles est rapporté sur le papier, c’est la
Lumière de la Nature qui doit prodiguer l’instruction et non l’homme »
(Quatre traités de Paracelse,
Dervy, 1992).
Avis aux cuistres solennels de l’Université et à ceux qui, derrière, dans
l’ombre – dans les ténèbres devrait-on dire – à leur insu bien sûr, leur
soufflent les contre-valeurs dont la majorité des locataires du globe,
depuis tantôt deux siècles, a fait son pain quotidien. Pour sa perte. Car
les cycles de l’humanité ont aussi leur fin avant que ne revienne l’Age
d’Or.
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