NERVAL, Vers l’Orient

SOMMAIRE

Courbe de vie

Une vocation à l'amour

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Le voyage en Orient

Aurélia ou l'Orient mystique

Mémorables

En manière d'épilogue : Les Poètes et les Reines

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Armel Guerne et Nerval

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Retour à Gérard de Nerval

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright©2004, Jean Moncelon

 

 

 

 

 

 

 

 

Gérard de Nerval doit son destin tragique à sa vocation à l’amour : qui ne sut pas s’accomplir, - et « l’amoureux initié du blanc secret de l’amour », comme l’appelait Armel Guerne, dut se résigner à la mort pour entrer finalement dans le mystère de l’amour auquel il avait aspiré sa vie entière, dont il avait reçu l’initiation, sans un maître, hélas, qui l’eût guidé, en le devançant, sur le « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », selon les mots du poète romantique allemand Novalis. Pas de maître, en effet, pour Nerval, qui l’eût accompagné dans sa marche vers l’Orient, pas même un ange féminin, et personne pour lui montrer la voie où sa vocation devait s’exalter. Personne pour lui découvrir le sens de son initiation à l’amour, et rien pour lui indiquer le pôle de sa destinée, rien ni personne, sinon, toutefois, une étoile singulière, apparue dans la nuit obscure de sa déréliction : « Où vas-tu ? me dit-il. Vers l’Orient ! » Et pendant qu’il m’accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une Étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée ».

Mais cette étoile était l’Étoile du malheur.

Elle était le double de l’autre étoile, cette Étoile d’Orient, dont Nerval n’ignorait pas qu’elle lui désignait l’orient métaphysique, ce Monde de l’Âme, cet entre-deux entre le Ciel et la terre, au sein duquel surviennent les visions, et dont Nerval, comme les initiés de toutes les traditions ésotériques d’Orient et d’Occident, ont eu la perception : « Une étoile a brillé tout à coup et m’a révélé le secret du monde et des mondes », écrit-il dans ses Mémorables.

C’est ainsi, cependant, à l’aube du 26 janvier 1855, lorsque Nerval fut retrouvé mort, à Paris, pendu à une grille de fer, et que l’Étoile du malheur eut basculé derrière l’horizon, qu’une autre étoile, l’étoile familière, se leva à l’orient de son âme pour l’accueillir, dans le monde tant désiré de la Nuit.

Or, cette étoile était une femme : Sophie.

C’est elle, la « grande amie » des Mémorables qui l’accompagne un instant avant de franchir le seuil de la mort : « Je reconnus les traits divins de *** », écrit le poète, dans Aurélia, mais sur le manuscrit, il a biffé le nom de Sophie. C’est d’ailleurs pourquoi il est vain de vouloir identifier qui en est le modèle : l'archiduchesse Sophie, Sophie Dawes, la baronne Adrien de Fauchères ou une cousine.

Celle qui l’accueille sur le seuil de la Nuit, à l’aube du 26 janvier 1955, c’est Sophia, la « Vierge de beauté », selon le mot de Jacob Boehme, qui est « à la ressemblance de la Sainte Trinité », comme la jeune fille aimée – Adrienne, Jenny Colon – est à la ressemblance de l’âme de Nerval.

Comme le remarque excellemment Armel Guerne : « Aucune femme aimée, aussi douce que fût sa ressemblance, n’a consenti que morte à se confondre absolument avec l’image de la femme, sa seule image et la même toujours, royale et sainte libératrice. L’amour ; le deuil. La sagesse deux fois perdue derrière son pur miroir, et trois fois retrouvée ».

 

Deux jeunes femmes se sont partagé le cœur de Nerval : Adrienne et Jenny Colon, tandis que deux étoiles brillaient dans le ciel de sa destinée. Mais seule l’étoile familière, l’étoile de l’éternelle Sagesse, Sophia, portait les traits de la jeune fille à la ressemblance de son âme : Adrienne. Quant à l’Étoile du Malheur, le poète lui donnera le nom de Pandora, qui était « ni homme ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais tout cela ensemble ».

Adrienne était une jeune fille du Valois, à l'origine du premier émoi amoureux du poète. Après qu'elle eut chanté, au cours d'une ronde enfantine, il tressa pour elle en couronne deux branches de laurier qu'il déposa sur sa tête : « Elle ressemblait à la Béatrice de Dante, qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures. » Cependant, lorsque Nerval s'éprend de l'actrice Jenny Colon, la ressemblance avec Adrienne, devenue religieuse, lui paraît si étonnante qu'il en vient à imaginer que la comédienne était la « réincarnation » d'Adrienne. Ainsi écrit-il dans Sylvie : « Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice!... et si c'était la même! - Il y a de quoi devenir fou! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... ». Or, c'était la même...

Tout le drame de Nerval est d'en avoir douté. « Si c'était la même! », - cela aurait signifier en effet que les deux visages d'Adrienne et de Jenny Colon étaient la manifestation d'un seul et unique visage : celui de Sophie (Sophia).

Jusqu’au bout, d’ailleurs, il en douta. Ainsi rapporte-t-il dans Aurélia : « J’ai fait un rêve bien doux : j’ai revu celle que j’avais aimée, transfigurée et radieuse ». Mais le manuscrit introduit cette variante singulière : « J’ai revu celles que j’avais aimées, transfigurées et radieuses » : Adrienne, Jenny Colon, et peut-être Sylvie.

Soutenu par l’enseignement d’un véritable maître spirituel, Nerval eût compris que si un premier visage de beauté, celui d’Adrienne, avait fait naître en lui l’émotion amoureuse, c’était sa ressemblance avec le second, celui de Jenny Colon, qui devait provoquer l’illumination, lui permettant ainsi d’identifier le visage dont l’un et l’autre étaient les théophanies : le visage d’Adrienne-Sophie, Sophia.

 

Durant les derniers mois de son existence, Nerval eut l’intuition, de plus en plus pressante, que tout se résoudrait dans sa propre mort, au moment même d’en franchir le seuil, quand l’Étoile du malheur aurait cessé de briller sur sa destinée et que lui apparaîtrait celle qu’il avait aimée durant son adolescence, Adrienne, mais « transfigurée et radieuse », Adrienne-Sophie. Un autre poète, dont le lumineux destin inspira à Armel Guerne quelques unes de ses plus belles pages : Novalis, et qui aura accompli dans sa plénitude la même vocation à l’amour que Nerval, avait écrit dans une note du commencement de l’été 1797 :

 « L’union conclue aussi pour la mort, ce sont des noces qui nous donnent une compagne pour la Nuit. Dans la mort est l’amour le plus doux ; la mort est pour qui aime une nuit nuptiale : un secret de mystères très doux. »