"SOPHIE, la jeune fiancée de Novalis,
meurt à quinze ans. Il en a vingt-cinq et meurt à vingt-huit ans. C'est
entre ces deux morts qu'il fait l'expérience de la Nuit. Il a fait des
études scientifiques et reste, par son travail dans l'administration des
mines de sel, dans un contact permanent avec les réalités du monde
sensible. Pour lui, tout travail, toute vie professionnelle était un
enrichissement intérieur : «
Volontiers je vais mouvoir mes mains actives, et je contemplerai
toutes choses autour de moi, dans tous les lieux où tu auras besoin
de moi... ». Sa démarche n'est nullement celle d'un mystique qui'
s'éloigne de la vie terrestre, mais une démarche faite en pleine
conscience, parallèlement à ses activités journalières. Nous pouvons la
suivre dans son journal intime qu'il commence le 3ème jour après la mort
de Sophie, et diverses notes. Il développe une pensée philosophique
précise et il continue d'acquérir des connaissances variées : « Il faut
que j'apprenne, avec zèle tout d'abord, l'art de me transporter à
volonté dans n'importe quel état d'âme. (...) J'édifie en ce moment
ma raison, et elle mérite d'être la première, car c'est elle qui
apprend à trouver la voie. » Il ne s'agit nullement, pour
Novalis, de rejeter les choses terrestres et le corps physique, car il
sait que celui-ci est une création des dieux, une image du macrocosme :
« Il n'y a qu'un temple dans le monde, et c'est le corps humain.
Rien n'est plus sacré que cette haute forme. S'incliner devant des
êtres humains, c'est rendre hommage à cette révélation dans la
chair. On touche au ciel quand on touche au corps humain. »
Il vit sur la tombe de Sophie des états qui lui permettent d'entrer en
contact avec le monde spirituel. Il a une connaissance très juste du moi
individuel, social, mais aussi un pressentiment que ce moi n'est pas
limité et qu'il peut permettre d'accéder, par une démarche intérieure, à
sa nature supérieure : « La conscience de moi, et le calme,
m'importent par-dessus tout. (...) Mais ma conscience de moi
devra se renforcer encore beaucoup. Il y a en moi d'immenses
lacunes. (...) Il me faut absolument chercher à affirmer mon «
moi » le meilleur à travers les fluctuations de la vie et les
changements de mon tempérament. » Bien qu'il ne désigne pas
toujours expressément le « Moi spirituel », il le pressent constamment au
cours de ses états de conscience : « Le préjugé le plus
arbitraire est celui qui consiste à croire que la faculté d'être
hors de nous-mêmes, d'être consciemment en dehors de nos sens, nous
est refusée. L'homme peut être, à tout instant, une entité
suprasensible. ... La tâche suprême de la culture est de s'emparer
de son Moi transcendantal, d'être vraiment le moi de son Moi. »
La mort de Sophie
qui a si douloureusement bouleversé Novalis, l'a profondément transformé.
Des forces spirituelles qui n'étaient auparavant en lui que virtuelles
sont devenues actives. C'est par l'expérience de la mort qu'il a abordé le
monde de l'esprit. Mais c'est grâce à l'amour que cette faculté a pu
s'épanouir en lui. Dans l'amour véritable il y a identification. Son
identification à Sophie lui permit de la suivre lorsqu'elle eut passé le
seuil : « Il faut seulement que je vive toujours davantage en
Elle. (...) Si je veux seulement être digne d'elle à chaque
instant du jour! » L'amour l'a conduit à la souffrance, mais il
reconnaît que cette expérience terrestre était nécessaire. Si Sophie avait
vécu, il aurait réalisé tout autre chose, mais n'aurait pu s'approcher à
ce point du divin. Par cette mort il a vécu par l'esprit et pour l'esprit,
pour la beauté et finalement par l'amour terrestre métamorphosé en amour
divin. Alors le regard qu'il pose sur chaque objet le purifie, le
métamorphose, lui donne un nouvel éclat, une nouvelle lumière et
finalement le transsubstantie.
C'est sur la tombe
de Sophie qu'il se rend compte que « notre engagement n'était pas pris
pour ce monde. » Il aspire donc à quitter lui-même cette vie
terrestre. « Elle est morte, je mourrai donc aussi. ... Je veux
attendre, dans une paix profonde et joyeuse, l'instant où je serai
appelé. ... Ma mort sera le témoignage de la plus haute vérité : un
sacrifice réel, et non point un geste de fuite, ni un moyen de
secours. ... J'ai remarqué que je suis manifestement prédestiné à
la mort. Je n'atteindrai rien en ce monde. Je devrai me séparer de
tout à la fleur de l'âge. ... Je veux mourir joyeux comme un jeune
poète. »
La mort de Sophie
crée en lui le désir de sa propre mort prochaine : «Auprès de sa tombe,
j'ai compris que, par ma mort, je devais donner à l'humanité le
spectacle d'une telle fidélité jusqu'à la mort; ainsi je lui rends
en quelque sorte possible un pareil amour. » Cette rencontre de
la mort lui permet de vivre dans l'état de conscience de minuit
parallèlement à l'état de conscience de midi. Le passage de la vie dans le
monde spirituel à la vie sur terre, puis de la vie sur terre à la vie dans
le monde spirituel, il l'exprime ainsi : « Lorsqu'un esprit
meurt, il devient homme. Lorsqu'un homme meurt, il devient esprit.
Libre mort de l'esprit, libre mort de l'homme. (... ) La mort est
une victoire sur soi-même... ». Il peut donc maintenant vivre certains
états où s'harmonisent les deux formes de connaissance : « L'homme
entièrement conscient s'appelle le voyant. » Novalis a connu le
karma et la réincarnation, aussi est-il devenu celui qui, au cours des
temps, participe : « N'y aurait-il pas aussi dans l'au-delà une mort,
dont le résultat serait la naissance sur terre ? - l'idée infinie
de notre liberté présuppose une succession infinie d'apparitions
de l'homme dans le monde sensible. Nous ne sommes pas destinés à
paraître une seule fois dans notre corps terrestre sur cette
planète. » Il a découvert, enfouies dans les profondeurs de son âme,
les étapes du passé de l'évolution. Il a également pressenti et préparé
l'avenir : « Or, il a existé une personnalité qui a énoncé les
vérités de la science spirituelle sous forme de courtes sentences.
Si nous étudions son oeuvre, nous serons surpris d'y retrouver un
grand nombre des données importantes de l'occultisme. Je veux
parler du poète inspiré Novalis. Il a dépeint dans ses oeuvres
l'avenir du christianisme en se basant sur les vérités occultes que
renferme le christianisme lui-même. » (Rudolf Steiner).
Novalis commence le premier «Hymne à la
Nuit» par l'apothéose de la lumière terrestre : « Quel est l'être
vivant, doué de sens, qui n'aime avant tout, parmi toutes les
merveilles de l'espace épandu autour de lui, la lumière, joie de
toutes choses, avec ses couleurs, ses rayons et ses ondes, et sa
douce omniprésence lorsqu'elle est le jour qui point ? » et
même il la décrit dans sa mission cosmique : « L'univers géant des
astres inlassables la respire comme étant l'âme intime de ma vie...
» Mais presque aussitôt il repousse la création lumineuse que lui révèlent
ses sens : « Loin d'elle, je me détourne vers la sainte,
inexprimable et mystérieuse Nuit. Le monde gît au-dessous de moi,
sombré dans un gouffre : vide et solitaire demeure le lieu qu'il
occupait. A travers les cordes du coeur passe une mélancolie
profonde. Je veux tomber en gouttes de rosée, je veux me mêler à la
cendre. » ... « Combien pauvre et puérile me semble à
présent la lumière! Combien réconfortant, combien béni
l'adieu du jour! ... Plus célestes que ces étoiles scintillantes
nous paraissent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en nous.
Ils voient plus loin que les astres les plus lointains de ces
innombrables armées... »
Il semble que le
regard intérieur du poète découvre la création divine avant qu'elle ne
soit manifestée, lorsqu'elle est encore en puissance dans le sein du Père.
Et c'est à cette création en puissance qu'il identifie l'amour qu'il a
voué à sa chère défunte car, pour lui, l'amour possède une force créatrice
identique à celle qui créa l'univers : « Louange à la reine du
monde, à la haute annonciatrice des saints univers, à la gardienne
du bienheureux Amour! Elle t'envoie vers moi, délicate fiancée,
aimable soleil de la Nuit. »
Le jour fragmente la
continuité éternelle de l'amour « Faut-il que le matin toujours
renaisse ? La domination du Terrestre ne prendra-t-elle jamais fin
? Une activité funeste retarde l'arrivée céleste de la Nuit. »
La lumière solaire est liée au temps et à l'espace, il y a l'aurore et le
crépuscule, l'été et l'hiver, mais la nuit est en deçà et au-delà du temps
et de l'espace. Elle est l'expression de l'éternité. Son amour pour Sophie
s'identifie à la nuit, car c'est - par l'amour et la souffrance qu'il a pu
pénétrer dans l'éternité : « Les chaînes de la Lumière se
rompirent d'un coup. La splendeur terrestre s'évanouit, et mon
deuil avec elle; la mélancolie reflua dans un monde insondable et nouveau.
Extase nocturne, sommeil céleste, tu descendis vers moi; le paysage
s'éleva doucement ; au-dessus du paysage plana mon esprit délivré,
régénéré. ... Au loin les siècles reculaient comme des ouragans. A
son cou, je pleurais sur ma vie nouvelle des larmes de
ravissement. »
Durant les derniers
mois qu'il vécut sur terre, un de ses amis dit qu'on ne savait plus s'il
était vivant ou mort : il vivait simultanément dans les deux états. Le
passage du seuil se faisait insensiblement comme dans l'initiation
antique, mais cette fois en pleine conscience : « Je sais à
présent quand viendra le dernier matin : quand la Lumière ne
repoussera plus la Nuit et l'Amour. »
Bien que sa poésie
soit toujours l'expression de la vie spirituelle du langage il découvre
aussi qu'il existe une sphère illimitée dans laquelle il ne pénétrera
qu'après la mort : « Je viens seulement d'apprendre ce
que c'est la poésie; elle est incommensurable et je sens naître en
moi des chants et des poèmes tout différents de ceux que j'ai
écrits jusqu'à maintenant. » Sa douleur et le pressentiment de sa mort
prochaine sont nécessaires pour qu'il puisse atteindre, durant son
expérience terrestre, la vie de l'esprit. Son génie est l'expression de
son destin exceptionnel.
Novalis n'est pas
un être incarné en un lieu de la terre à une époque précise. Par sa vie
intérieure, il dépasse constamment les limites de ces deux expériences. Il
se transporte toujours dans l'espace pour vivre dans le ciel étoilé. Il
remonte le cours du temps pour vivre, dans le personnage d'Henri
d'Ofterdingen, qu'il a créé, un ancien état de l'évolution. Il se souvient
d'avoir vécu déjà en Atlantis où se rejoignent et vivent les âmes élues
entre leurs incarnations. Il s'est incarné comme un être chargé d'une
mission concernant l'évolution spirituelle de l'humanité, qu'il ne pourra
pas accomplir par suite de sa mort précoce, mais pour laquelle il donnera
aux hommes une impulsion, celle de participer au développement du
christianisme. L'enthousiasme qui vivait dans son coeur et dans son âme en
firent l'un des prophètes des temps modernes, et le plus grand poète de la
Nuit.
..........................
Courage! la vie s'en ira
Confluer dans l'éternelle vie;
Élargi par la flamme intérieure,
Notre sens s'illuminera.
Le monde des étoiles s'épandra,
Comme un vin d'or vivifiant,
Et nous le puiserons,
Et nous serons claires étoiles."
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