L’Étranger
« L’étranger est celui qui, là où il est, se comporte avec connaissance
comme un homme qui parle une langue étrangère parmi des gens qui usent
d’une autre langue. » Saint Jean Climaque
Le thème de l’Étranger regroupe plusieurs
notions. L’étranger, c’est d’abord le gnostique lui-même, l’homme que la
démarche intérieure, son chemin vers l’Orient, conduit à devenir
étranger à ce monde et en ce monde. C’est une première
acception que l’on rencontre dans l’ensemble des traditions ésotériques,
et, par exemple, dans la tradition hébraïque, à propos du « nomadisme »
hébreu qui est « la préfiguration du nomadisme intégral, tel qu’il appert
du Psaume CXIX, 19 : « Je suis un étranger (guer) sur la terre ».
L'Étranger peut tout aussi bien se présenter comme une Présence soudaine
dans le secret du cœur. Il s’agit ici de la présence ineffable que l’on
rencontre dans les récits des mystiques chrétiens.
La
« Visitation de l’Étranger » de Louis Massignon constitue un exemple
typique de cette Présence soudaine, dont l’irruption constitue un
bouleversement, « une rupture interne de nos habitudes, un bref trouble
cardiaque, point de départ d’un nouvel ordre de nos comportements
personnels », comme il l’écrivait –, en un mot, cette Présence provoque
une commotion.
C’est bien la même
« commotion » qui toucha Pascal, la même Présence soudaine qui le visita,
le 23 novembre 1654, « depuis environ dix heures et demi du soir jusques
environ minuit et demi ». Un seul mot : « Feu » lui servit à la qualifier.
Mais, c’est aussi,
dans l'ordre ésotérique une personne
mystérieuse qui fait soudainement irruption dans l’existence de celui qui
n’a pas encore commencé son pèlerinage vers l’Orient. Elle est celui qui
lance l’appel – la da’wa – qui invite à s’expatrier de soi et du
monde terrestre pour marcher vers le monde de l’âme. Toutefois, cet
étranger
n’est pas forcément celui qui initie. C’est pourquoi il existe une autre figure
du même Étranger à prendre en considération et que l'on peut désigner
comme l'Inconnu, qui est à la
fois l’annonciateur et l’initiateur.
L'Inconnu
Cet Inconnu est certes un Étranger, venu « d’ailleurs » – ce qui pose une
autre question, celle du lieu dont il est originaire –, il lance
ainsi le premier appel à « sortir de chez soi », à quitter l’exil
occidental, et dans le même temps confère l’initiation à celui qu’il
appelle en lui transmettant l’influence spirituelle.
Voici deux exemples typiques, le premier dans un contexte islamique, où
l’on reconnaîtra al-Khidr, le « Verdoyant », le « maître des sans-maîtres »,
et le second, dans une dimension chrétienne.
« Un soir après le dîner, je me levai de ma boutique et me
dirigeai vers un endroit désert des environs pour y faire les ablutions.
J’entendis alors une voix agréable, ma conscience secrète en fut ébranlée
et mon désir attisé. Je dis : « Eh ! L’homme à la voix, attends-moi. » Je
me dirigeai vers la colline toute proche, et je vis une personne belle
ayant la prestance des maîtres spirituels. Or, je ne pus proférer la
moindre parole. Lui en revanche me dit quelques mots concernant la
doctrine de l’unité divine, que je ne compris point mais qui éveillèrent
en moi un ravissement et un amour fou. Je sombrai dans l’inconscience : il
me semblait que des gens circulaient autour de moi et que je me trouvais
dans quelque ruine. Je demeurais ainsi jusqu’à ce que fût passée une
partie de la nuit et que je fusse revenu à moi. Puis je retournai à ma
boutique, où je restais jusqu’au petit matin en proie à l’extase, à
l’agitation, gémissant et pleurant à chaudes larmes. Je demeurai interdit
et fou d’amour. Ces mots coulaient involontairement sur ma langue :
« Pardon, Ton pardon ! » Puis cela s’apaisa (…) Je restais assis une
heure, et l’extase me submergea. Alors je jetai en chemin le coffre et ce
que contenait la boutique en prévision des jours de disette, je lacerai
mes vêtements. Je courus au désert où je demeurais en cet état une année
et demie… ».
« Il me raconta lui-même que pendant qu'il était en apprentissage, son
maître et sa maîtresse étant absents pour un moment, un étranger vêtu très
simplement, mais ayant une belle figure et un aspect vénérable, entra dans
la boutique, et prenant une paire de souliers, demanda à l'acheter. Mais
il n'osa pas les vendre; l'étranger insistant, il les lui fit un prix
excessif, espérant par là se mettre à l'abri de tout reproche de la part
de son maître, ou dégoûter l'acheteur. Celui-ci donna le prix demandé,
prit les souliers, et sortit. Il s'arrêta à quelques pas de la maison, et
là d'une voix haute et ferme, il dit : Joseph, Joseph, viens ici.
Le jeune homme fut d'abord surpris et effrayé d'entendre cet étranger qui
lui était tout à fait inconnu l'appeler ainsi par son prénom de baptême;
mais s'étant remis, il alla à lui. L'étranger, d'un air sérieux mais
amical, porta les yeux sur les siens, les fixa avec un regard étincelant
de feu, le prit par la main droite, et lui dit : Joseph, tu es peu de
chose, mais tu seras grand, et tu deviendras un autre homme, tellement que
tu seras pour le monde un objet d'étonnement. C'est pourquoi sois pieux,
crains Dieu, et vénère Sa parole; surtout lis soigneusement les Écritures
saintes, dans lesquelles tu trouveras des consolations et des
instructions, car tu auras beaucoup à souffrir, tu auras à supporter la
pauvreté, la misère et des persécutions; mais sois courageux et
persévérant, car Dieu t'aime et t'est propice. Sur cela l'étranger lui
serra la main, le fixa encore avec des yeux perçants, et s'en alla, sans
qu'il y ait d'indices qu’ils ne se soient jamais revus. Jacob Boehme n'en
faut pas peu étonné et de cette prédiction et de cette exhortation. La
physionomie de cet inconnu lui planait toujours devant les yeux ».
D’où vient cet Inconnu?
De
l’Orient, ou, en d’autres termes, du Centre suprême. C’est à propos de cette
anecdote que René Guénon dira que Jacob Boehme a reçu effectivement une
initiation, même si cela se passa indépendamment de toute initiation
régulière communiquée par un maître, au sein d’une organisation
initiatique.
Note
sur l’ésotérisme chrétien
En termes d’ésotérisme
chrétien, il n’existe pas d’autre maître que le Christ lui-même, et
d’autre initiation que le baptême. Cependant des voies différentes sont
offertes au disciple de ce maître unique : voie de salut, voie d’union
mystique, voie de « délivrance ». A l’origine du christianisme on trouve
donc un seul maître, des apôtres et leurs successeurs, les évêques, et des
docteurs, selon Clément d’Alexandrie. Ces derniers se rattachent eux aussi
à un enseignement apostolique (celui de Jean), mais selon une autre
généalogie que celle des évêques. Il s’agit d’un enseignement secret qui
forme ce qu’on peut appeler l’ésotérisme chrétien. Ces docteurs peuvent
être tenus pour des initiateurs au sens ésotérique du terme et par
conséquent pour des maîtres.
Si on se demande à quel
maître chrétien aujourd’hui se rattacher, il faut en priorité s’attacher à
un seul maître qui est le Christ. Ensuite, il faut considérer à quelle
voie on appartient – c’est le Christ lui-même qui apporte la réponse. Si
c’est la voie mystique, alors il convient de se reporter à l’enseignement
mystique d’un Saint Jean de la Croix ou d’une Sainte Thérèse d’Avila.
Naturellement, ni le directeur de conscience, ni le « berger », comme dans
les groupes charismatiques, ne sont des maîtres. Mais l’enseignement, lui,
est accessible, et c’est la grâce divine qui permet de progresser dans
cette voie de l’union mystique. S’il s’agit de la voie ésotérique, il faut
bien admettre que les « docteurs » n’existent plus en chrétienté
occidentale, mais leurs enseignements demeurent et ils sont accessibles
aux aussi, si l’on prend le Christ comme maître. Enfin, on trouve des
« docteurs » dans l’Orient chrétien qui ont su préserver la tradition
(Mont Athos).
Une dernière remarque :
alors qu’il est simple dans les religions comme le Judaïsme ou l’Islam de
devenir disciple d’un maître kabbaliste ou d’un maître soufi, d’en
recevoir l’initiation, pour progresser ensuite dans la voie ésotérique,
c’est aussi sans la médiation spirituelle du Christ. Médiation qui est
effective pour le baptisé, avec les grâces divines qui y sont attachées,
tandis qu’il n’y a plus de maître, de « docteurs », dans le christianisme,
pour le disciple qui veut s’engager sur la voie de la Connaissance. Du
moins, encore une fois, dans la chrétienté occidentale. |