► A propos d'un ouvrage de John Vader

par Charles Lebrun

Les Cahiers du Moulin : Dans la presse - Retour à Armel Guerne 

 

L'ouvrage est publié aux éditions Le Capucin - Lagarde Fimarcon - B.P.8
32700 Lectoure

edcapucin@aol.com

 

 Nous n'avons pas joué

.L'effondrement du réseau Prosper

 

            L'effondrement du réseau Prosper dont ce livre est l'histoire fut un de ces événements dont les hommes ont besoin pour que ne soit pas tout à fait perdu le goût de la vérité. Il coûta cher en vies humaines et ses résultats ne furent pas remarquables. Mais les comptes que font les généraux et les politiciens sont assez discutables et ceux dont nous parlons ici ne se calculent pas sur les mêmes tables. En effet, si l'équilibre extérieur a des lois approximativement honnêtes, l'équilibre intérieur, lui, en a d'inflexibles. Le réseau fut sacrifié, c'est aujourd'hui certain. Or il se trouve que les sacrifices ont un pouvoir que nulle appréciation ne saurait chiffrer. La souffrance, ou le risque, ou la mort sont un capital prodigieux pour ceux qui ont à vivre entre la neutralité des uns et la fuite des autres ; un contrepoids aux fraudes, à l'abandon, aux combines ; l'indice secret mais indubitable que le monde peut encore tenir.     

            Au milieu du mensonge, il faut, il est absolument indispensable que se risquent des hommes ou des femmes dont le souci majeur est de ne pas tricher. Parce qu'ils sont le cœur vivant du monde et que, par une pesée mystérieuse dont personne ne connaît les données, les uns paient pour les autres, endossant sans le savoir la lâcheté et l'égoïsme d'une société labile toujours prête à les renier. Mais rien n'est injuste dans cette terrible alchimie qui dépasse forcément les jugements particuliers et les gouvernements humains. Les seuls à contester sont les bénéficiaires de la rançon, comme toujours. Mais ceci est encore normal, pour les mêmes étranges raisons et dans le même ordre d'idées.

            Le drame s'est aujourd'hui refermé. Ajouterons-nous, pour ceux qui ne s'en doutent pas, qu'il s'est mal refermé ? Les rares débats qui s'en inquiètent sont si pauvres, si médiocrement informés, évasifs toujours, officiels bien sûr, qu'on a du mal à chaque fois à réprimer son indignation. Ils ressemblent en cela à tout ce que nous avons l'habitude de voir et d'entendre en matière de débats : taillés à la mesure des auditeurs, de leur peu d'exigence et de leur paresse !

            Quant aux survivants, à ceux qui revinrent et qui ne furent pas seulement les héros du hasard, ils ont depuis longtemps choisi de se taire. Les raisons qui les avaient poussés étaient bien trop graves, bien trop hautes pour qu'ils acceptassent un jour de céder à l'actualité vorace et indifférente.        

Ce drame s'est mal refermé, disions-nous : il faut savoir, en effet, que ceux qui se referment bien n'en sont pas, quand bien même occuperaient-ils des scènes énormes. Un drame reste un drame ; reste ouvert ; reste debout. Longtemps. Suffisamment de temps pour qu'en soient tirés les élixirs secrets. N'en déplaise à certains qui n'y voient autre chose que de l'information. Et qui l'oublient. Les drames, eux, ne nous oublient pas. Grâce à Dieu ! Ils nous attendent, plus loin, à ces carrefours imprévisibles où se nouent les conditions essentielles de l'existence, où s'orientent les choix et se préparent les futurs combats. Les combats d'où resurgira leur âme qui ne vieillit pas.

*

            Ce livre est une affaire de vérité. D'abord. De vérité qu'on n'a pas dite et qu'il faut dire. Parce que tout commence là. Tout ce qui tient. Tout ce qui nous tient. Et que, sans la présence, à un moment, d'un bout de vérité, il n'y a pas de départ possible. Il faut un espace propre, quelque part, sur quoi poser des actes propres afin qu'ils puissent y faire leurs racines. Le reste est secondaire. Et puis, sans départ, pas d'arrivée. Jamais. La ronde épuisante d'une vie qui ne débouche sur rien, dont les gestes sont vides, vains, extraordinairement fragiles et perpétuellement à refaire pour une réponse qui n'existe pas.

            Rien ne ment dans la nature ; excepté l'homme. Or, à chaque fois qu'un être ment – aux autres ou à soi-même – il se sépare imperceptiblement du règlement fondamental à partir de quoi s'organise l'avenir, jusqu'au bout. Il triche. Il brouille le jeu : le sien, celui de ses partenaires et celui de ses adversaires. Il défait ce qui avait été fait pour lui – et pour les autres – et qu'il lui faudra refaire, un jour ou l'autre, s'il veut comprendre quelque chose au déroulement passablement incertain et fréquemment paradoxal qu'est une existence. Personne n'ignore que la vérité est la condition absolue de toute expérience authentique ; que ses parcours sont inévitables à qui possède la moindre faim spirituelle ; qu'elle répond à des lois tant silencieuses qu'implacables et qu'en conséquence, on ne fait pas d'elle ce qu'on veut mais que c'est elle qui nous agrée ou nous repousse de ses rangs invariables.

De toute évidence, la géographie du mensonge est moins sévère ; et ses ressources plus variées. Le tout est de savoir ce que l'on veut, sinon ce que l'on peut ; et de savoir pourquoi, et de le bien peser. Car la plupart des gens, s'ils savent ce qu'ils veulent, n'ont jamais été beaucoup plus loin que l'expression brutale de leurs désirs ; et c'est toujours le cas, finalement, de ceux qui s'imaginent mener rondement cet effroyable gaspillage qu'ils appellent leur vie.

*

            Armel Guerne, que le monde littéraire connaît bien, que le public ne connaît pas, qui fut le second du réseau Prosper – emprisonné par les Allemands, emprisonné par les Anglais, accusé par les Français – est la figure centrale de cette histoire et celle qui en éclaire le mieux le sens caché. Ajoutons, pour ceux qui n'en savent rien, qu'il s'affirma le traducteur le plus génial de son époque. Quelque soixante volumes en témoignent. Mais il fut d'abord un poète. Un vrai. Autrement dit, un homme pleinement jeté dans son risque et l'habitant sous toutes ses latitudes. De préférence devant les autres. C'est dire si la poésie, que l'antiquité assimilait à la prophétie, s'éloigne de ce qu'en font bon nombre d'imposteurs.

            L'œuvre de Guerne n'est méconnue que parce que le monde est méconnaissable ; qu'on s'y inquiète fort peu des poètes, encore moins des prophètes et que de toute façon, au point où en sont arrivées l'humeur et l'aspiration des lecteurs, il n'y a plus grand-chose à faire de ce côté-ci comme de celui-là. Poésies et prophéties n'ont plus guère d'audience : la pornographie et la violence – ces deux colonnes de l'impuissance – les ont avantageusement remplacées !

            Nous parlions de vérité à dire : est-il bon de souligner, à ce propos, que sa vie durant, Guerne se désintéressa totalement de faire savoir officiellement quoi que ce fût qui touchât à la Résistance et au rôle qu'il y joua ? Sa conscience lui avait suffi et il eut la force de s'en tenir là. Qu'on en sut quelque chose ou rien, il ne s'en soucia pas. C'est à d'autres qu'il devait revenir de l'interroger et de dire ce que lui-même n'avait confié qu'à ses seuls amis. On reste confondu par ce silence. A l'heure où tant de faux braves se vantent d'exploits souvent discutables, consolidant et multipliant les prodigieux remparts dont s'entoure leur faune bavarde, cette attitude force à l'admiration. Ils furent heureusement quelques-uns à s'y tenir. Son épouse Pérégrine, cette femme remarquable, en a peut-être incarné le plus bel exemple.

Ces êtres-là sont de ceux qui ne se retournent pas sur leur passé. Parce qu'on ne vit pas des prouesses accomplies mais de celles qui se profilent ; et plus encore de celles dont on ne sait rien. La scène est toujours devant. Elle nous attend.

            Le réseau Prosper fut donc sacrifié. On jugea cette décision utile à la poursuite de la guerre. Raisons stratégiques. Raisons politiques. On sacrifia, dit-on, le petit nombre au grand. Mais en vertu de quoi la quantité l'emporterait-elle sur la qualité ? Nous persistons à croire qu'il vaut mieux, qu'il vaudra toujours mieux risquer la vie de tous pour n'en sauver qu'un seul, même si ce calcul n'est pas « réaliste » ni ne correspond aux critères qui font le déshonneur des Etats. Ceci est le vrai sens dans lequel tout risque doit être pris. On ne fait de compte qu'avec l'argent. Mille hommes mourront et ne sauveront pas celui qui les appelle ; mais il y aura peut-être mille héroïsmes. On doit tout tenter pour secourir celui qui se noie. Or ici, on noya ceux qui ne se noyaient pas. Qu'espère-t-on à partir d'une manœuvre, d'une manigance, d'un stratagème ? Que veut-on construire sur un trucage ? Dieu sait pourtant si nous avons besoin d'héroïsme dans ce monde indifférent, insipide, dont l'un des plus navrants triomphes est cet incroyable système de sécurité et d'assurances conçu, dirait-on, pour éviter à tout homme de prendre en charge ce qui n'avait jamais été que ses responsabilités les plus naturelles. Malheureusement pour les chefs d'Etat, on ne bâtit pas un pays avec des assurés, on le bâtit avec des hommes. Et les lois qu'on se donne, on les fonde sur le courage. Et sur l'honneur.

A ceux qui n'ont d'autres raisons, pour entrer dans ces pages, que l'inertie et le désœuvrement, comme à ceux que chatouille le goût du sensationnel, nous pourrions dire sans hésiter qu'ils feraient mieux de tourner ailleurs leur morne curiosité et leur peu d'enthousiasme. Mais après tout, dans la mesure où l'exemple est vivant, il vivifie. Toutefois, nous tenons à les prévenir que l'Histoire n'est pas qu'un feuilleton fait pour occuper l'inaction frileuse des timorés ; non plus qu'une philosophie, comme se le figurent de trop nombreux contemporains certes plus audacieux mais, hélas ! tout aussi peu éclairés sur le sens profond de ce qu'ils croient connaître. Non : l'Histoire est tout autre chose. Qu'il nous suffise de poser en principe que tout, dans le monde, a valeur de symbole ; et l'Histoire, elle aussi, n'est autre que la signature vive d'événements invisibles dont notre humanité se moque bien, mais qui n'en sont pas moins présents et d'une lecture toujours possible à condition de ne plus les considérer comme de simple « faits ». Il n'y a pas lieu, ici, de fournir de plus amples explications ; mais à ceux dont l'oreille était prête, nous dirons simplement que les épisodes de l'histoire humaine n'arrivent jamais gratuitement ; que rien, du reste, n'est gratuit nulle part mais participe d'un plan plus élevé dont il semble, plus s'avancent les âges, que la consommation soit fort proche, en dépit de l'invariable optimisme de la science et de tous les progrès imaginables et imaginaires.