L'effondrement
du réseau Prosper dont ce livre est l'histoire fut un de ces événements
dont les hommes ont besoin pour que ne soit pas tout à fait perdu le goût
de la vérité. Il coûta cher en vies humaines et ses résultats ne furent
pas remarquables. Mais les comptes que font les généraux et les
politiciens sont assez discutables et ceux dont nous parlons ici ne se
calculent pas sur les mêmes tables. En effet, si l'équilibre extérieur a
des lois approximativement honnêtes, l'équilibre intérieur, lui, en a
d'inflexibles. Le réseau fut sacrifié, c'est aujourd'hui certain. Or il se
trouve que les sacrifices ont un pouvoir que nulle appréciation ne saurait
chiffrer. La souffrance, ou le risque, ou la mort sont un capital
prodigieux pour ceux qui ont à vivre entre la neutralité des uns et la
fuite des autres ; un contrepoids aux fraudes, à l'abandon, aux combines ;
l'indice secret mais indubitable que le monde peut encore tenir.
Au milieu du mensonge, il faut, il est absolument
indispensable que se risquent des hommes ou des femmes dont le souci
majeur est de ne pas tricher. Parce qu'ils sont le cœur vivant du monde et
que, par une pesée mystérieuse dont personne ne connaît les données, les
uns paient pour les autres, endossant sans le savoir la lâcheté et
l'égoïsme d'une société labile toujours prête à les renier. Mais rien
n'est injuste dans cette terrible alchimie qui dépasse forcément les
jugements particuliers et les gouvernements humains. Les seuls à contester
sont les bénéficiaires de la rançon, comme toujours. Mais ceci est encore
normal, pour les mêmes étranges raisons et dans le même ordre d'idées.
Le drame s'est
aujourd'hui refermé. Ajouterons-nous, pour ceux qui ne s'en doutent pas,
qu'il s'est mal refermé ? Les rares débats qui s'en inquiètent sont si
pauvres, si médiocrement informés, évasifs toujours, officiels bien sûr,
qu'on a du mal à chaque fois à réprimer son indignation. Ils ressemblent
en cela à tout ce que nous avons l'habitude de voir et d'entendre en
matière de débats : taillés à la mesure des auditeurs, de leur peu
d'exigence et de leur paresse !
Quant aux
survivants, à ceux qui revinrent et qui ne furent pas seulement les héros
du hasard, ils ont depuis longtemps choisi de se taire. Les raisons qui
les avaient poussés étaient bien trop graves, bien trop hautes pour qu'ils
acceptassent un jour de céder à l'actualité vorace et
indifférente.
Ce drame s'est mal refermé,
disions-nous : il faut savoir, en effet, que ceux qui se referment bien
n'en sont pas, quand bien même occuperaient-ils des scènes énormes. Un
drame reste un drame ; reste ouvert ; reste debout. Longtemps.
Suffisamment de temps pour qu'en soient tirés les élixirs secrets. N'en
déplaise à certains qui n'y voient autre chose que de l'information. Et
qui l'oublient. Les drames, eux, ne nous oublient pas. Grâce à Dieu ! Ils
nous attendent, plus loin, à ces carrefours imprévisibles où se nouent les
conditions essentielles de l'existence, où s'orientent les choix et se
préparent les futurs combats. Les combats d'où resurgira leur âme qui ne
vieillit pas.
*
Ce livre est
une affaire de vérité. D'abord. De vérité qu'on n'a pas dite et qu'il faut
dire. Parce que tout commence là. Tout ce qui tient. Tout ce qui nous
tient. Et que, sans la présence, à un moment, d'un bout de vérité, il n'y
a pas de départ possible. Il faut un espace propre, quelque part, sur quoi
poser des actes propres afin qu'ils puissent y faire leurs racines. Le
reste est secondaire. Et puis, sans départ, pas d'arrivée. Jamais. La
ronde épuisante d'une vie qui ne débouche sur rien, dont les gestes sont
vides, vains, extraordinairement fragiles et perpétuellement à refaire
pour une réponse qui n'existe pas.
Rien ne ment
dans la nature ; excepté l'homme. Or, à chaque fois qu'un être ment – aux
autres ou à soi-même – il se sépare imperceptiblement du règlement
fondamental à partir de quoi s'organise l'avenir, jusqu'au bout. Il
triche. Il brouille le jeu : le sien, celui de ses partenaires et celui de
ses adversaires. Il défait ce qui avait été fait pour lui – et pour les
autres – et qu'il lui faudra refaire, un jour ou l'autre, s'il veut
comprendre quelque chose au déroulement passablement incertain et
fréquemment paradoxal qu'est une existence. Personne n'ignore que la
vérité est la condition absolue de toute expérience authentique ; que ses
parcours sont inévitables à qui possède la moindre faim spirituelle ;
qu'elle répond à des lois tant silencieuses qu'implacables et qu'en
conséquence, on ne fait pas d'elle ce qu'on veut mais que c'est elle qui
nous agrée ou nous repousse de ses rangs invariables.
De toute évidence, la
géographie du mensonge est moins sévère ; et ses ressources plus variées.
Le tout est de savoir ce que l'on veut, sinon ce que l'on peut ; et de
savoir pourquoi, et de le bien peser. Car la plupart des gens, s'ils
savent ce qu'ils veulent, n'ont jamais été beaucoup plus loin que
l'expression brutale de leurs désirs ; et c'est toujours le cas,
finalement, de ceux qui s'imaginent mener rondement cet effroyable
gaspillage qu'ils appellent leur vie.
*
Armel Guerne,
que le monde littéraire connaît bien, que le public ne connaît pas, qui
fut le second du réseau Prosper – emprisonné par les Allemands, emprisonné
par les Anglais, accusé par les Français – est la figure centrale de cette
histoire et celle qui en éclaire le mieux le sens caché. Ajoutons, pour
ceux qui n'en savent rien, qu'il s'affirma le traducteur le plus génial de
son époque. Quelque soixante volumes en témoignent. Mais il fut d'abord un
poète. Un vrai. Autrement dit, un homme pleinement jeté dans son risque et
l'habitant sous toutes ses latitudes. De préférence devant les autres.
C'est dire si la poésie, que l'antiquité assimilait à la prophétie,
s'éloigne de ce qu'en font bon nombre d'imposteurs.
L'œuvre de
Guerne n'est méconnue que parce que le monde est méconnaissable ; qu'on
s'y inquiète fort peu des poètes, encore moins des prophètes et que de
toute façon, au point où en sont arrivées l'humeur et l'aspiration des
lecteurs, il n'y a plus grand-chose à faire de ce côté-ci comme de
celui-là. Poésies et prophéties n'ont plus guère d'audience : la
pornographie et la violence – ces deux colonnes de l'impuissance – les ont
avantageusement remplacées !
Nous parlions
de vérité à dire : est-il bon de souligner, à ce propos, que sa vie
durant, Guerne se désintéressa totalement de faire savoir officiellement
quoi que ce fût qui touchât à la Résistance et au rôle qu'il y joua ? Sa
conscience lui avait suffi et il eut la force de s'en tenir là. Qu'on en
sut quelque chose ou rien, il ne s'en soucia pas. C'est à d'autres qu'il
devait revenir de l'interroger et de dire ce que lui-même n'avait confié
qu'à ses seuls amis. On reste confondu par ce silence. A l'heure où tant
de faux braves se vantent d'exploits souvent discutables, consolidant et
multipliant les prodigieux remparts dont s'entoure leur faune bavarde,
cette attitude force à l'admiration. Ils furent heureusement quelques-uns
à s'y tenir. Son épouse Pérégrine, cette femme remarquable, en a peut-être
incarné le plus bel exemple.
Ces êtres-là sont de ceux qui ne se retournent pas sur leur
passé. Parce qu'on ne vit pas des prouesses accomplies mais de celles qui
se profilent ; et plus encore de celles dont on ne sait rien. La scène est
toujours devant. Elle nous attend.
Le réseau
Prosper fut donc sacrifié. On jugea cette décision utile à la poursuite de
la guerre. Raisons stratégiques. Raisons politiques. On sacrifia, dit-on,
le petit nombre au grand. Mais en vertu de quoi la quantité
l'emporterait-elle sur la qualité ? Nous persistons à croire qu'il vaut
mieux, qu'il vaudra toujours mieux risquer la vie de tous pour n'en sauver
qu'un seul, même si ce calcul n'est pas « réaliste » ni ne correspond aux
critères qui font le déshonneur des Etats. Ceci est le vrai sens dans
lequel tout risque doit être pris. On ne fait de compte qu'avec l'argent.
Mille hommes mourront et ne sauveront pas celui qui les appelle ; mais il
y aura peut-être mille héroïsmes. On doit tout tenter pour secourir celui
qui se noie. Or ici, on noya ceux qui ne se noyaient pas. Qu'espère-t-on à
partir d'une manœuvre, d'une manigance, d'un stratagème ? Que veut-on
construire sur un trucage ? Dieu sait pourtant si nous avons besoin
d'héroïsme dans ce monde indifférent, insipide, dont l'un des plus
navrants triomphes est cet incroyable système de sécurité et d'assurances
conçu, dirait-on, pour éviter à tout homme de prendre en charge ce qui
n'avait jamais été que ses responsabilités les plus naturelles.
Malheureusement pour les chefs d'Etat, on ne bâtit pas un pays avec des
assurés, on le bâtit avec des hommes. Et les lois qu'on se donne, on les
fonde sur le courage. Et sur l'honneur.
A ceux qui n'ont d'autres
raisons, pour entrer dans ces pages, que l'inertie et le désœuvrement,
comme à ceux que chatouille le goût du sensationnel, nous pourrions dire
sans hésiter qu'ils feraient mieux de tourner ailleurs leur morne
curiosité et leur peu d'enthousiasme. Mais après tout, dans la mesure où
l'exemple est vivant, il vivifie. Toutefois, nous tenons à les prévenir
que l'Histoire n'est pas qu'un feuilleton fait pour occuper l'inaction
frileuse des timorés ; non plus qu'une philosophie, comme se le figurent
de trop nombreux contemporains certes plus audacieux mais, hélas ! tout
aussi peu éclairés sur le sens profond de ce qu'ils croient connaître. Non
: l'Histoire est tout autre chose. Qu'il nous suffise de poser en principe
que tout, dans le monde, a valeur de symbole ; et l'Histoire, elle aussi,
n'est autre que la signature vive d'événements invisibles dont notre
humanité se moque bien, mais qui n'en sont pas moins présents et d'une
lecture toujours possible à condition de ne plus les considérer comme de
simple « faits ». Il n'y a pas lieu, ici, de fournir de plus amples
explications ; mais à ceux dont l'oreille était prête, nous dirons
simplement que les épisodes de l'histoire humaine n'arrivent jamais
gratuitement ; que rien, du reste, n'est gratuit nulle part mais participe
d'un plan plus élevé dont il semble, plus s'avancent les âges, que la
consommation soit fort proche, en dépit de l'invariable optimisme de la
science et de tous les progrès imaginables et imaginaires.
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