Au sens où, finalement, devait l'entendre
Novalis, les
Fragments sont comme une carte
à main levée de toutes les migrations dans le connu et l'inconnu des
grands et des petits oiseaux de la pensée. Notes de lecture et de travail,
exercices d’apprentissage ou essais de maîtrise, études et analyses,
éléments d’addition ou somme provisoire, comparaisons et changements de
registre, compositions et décompositions, passages et ouvertures d'une
discipline à une autre, repères précis d'une expérience intérieure,
projets et esquisses, hypothèses et conclusions, éclairs et fusées, écrits
purs et visions soudaines, certitudes acquises, aperçus et pressentiments
dans de nouvelles perspectives, inventaire, invention, découverte, moments
de lutte et de débat : il y a de tout dans cette masse qu'il n'a cessé
d'enrichir et de perfectionner sur l'intense chemin d'une existence
approfondie et presque toute pratiquée dans la consciente approche et la
pénétration physique et spirituelle de la mort.
Y effectuer un choix est une opération,
au sens chirurgical du mot, inévitablement sanglante et peut-être
mortelle. Le choix qu'on fait selon son goût, quand même il serait
séduisant, se fait évidemment au détriment de l'auteur et reste non
seulement suspect de subjectivité, mais incontestablement coupable d'une
actualité qui ne concorde plus avec ce qu'est la sienne.
Il y a quelque chose d'indigne à se servir pour son plaisir ou pour plaire
au lecteur vivant, de ce qu'il y a d'inséparablement précieux dans
l'oeuvre et dans la vie d'un Novalis, qui est sans doute, dans l'absolu,
l'un des êtres humains qui a le moins vécu en vain. C'est pourquoi j’ai
surtout cherché à rapprocher mon choix de celui qu'il eût pu faire
lui-même ou aimer en tout cas, c'est-à-dire à donner de lui une image plus
conforme à ce qu'il était lui-même et par lui-même dans le mystère de son
génie, qu’à l'image chaque jour un peu plus conventionnelle qu’on s'est
faite de lui à travers les travaux accumulés des spécialistes, des
philologues, des philosophes et des historiens, depuis que s'est éteinte
la grande ardeur qui enflamma,.trois courtes générations durant, la
générosité des âmes romantiques avant que de redevenir, peut-être, de nos
jours, une petite flamme d'infini, brusquement salutaire en un temps qui
se croit seulement le technicien de la matière et se sent malheureux. Le
Poète, le vrai, qui doit penser et se risquer bien plus avant que tous les
autres, est sûrement le moins prisé et le plus nécessaire des hommes
aujourd'hui... et sûrement aussi le plus rare de tous.
Mais quelle méthode suivre,
à quel ordre obéir pour présenter de tels « fragments »? Incliner au
penchant rationnel et logique du Français comme le firent spontanément
Maeterlinck ou Germaine Claretie naguère, et grouper sous diverses
rubriques ce qui était épars, et justement tenait de là son charme et sa
vertu, me parait être un contresens. Comme si l'on voulait faire un
bouquet en arrangeant et classant soigneusement ici les étamines, là les
pétales, et là les feuilles, et les tiges plus loin, etc. Ou encore
imposer un ordre préconçu, comme l'a tout récemment tenté avec entêtement
M. Ewald Wasmuth en Allemagne, et forcer Novalis à devenir en dépit de
lui-même un faiseur de système, une sorte de théoricien, abstrait de la
pensée, un philosophe au sens actuel de la chose et du mot, alors qu'il
est avant tout un poète, un initié du verbe et un praticien de la vie
intérieure au seuil du temple de la sagesse qui a l'éternité pour elle :
voilà tout bonnement une entreprise coupable et d'incompréhension majeure.
Rien ne ressemble moins à ce que sont réellement les
Fragments
de Novalis (les tentatives d'évasion réussies ou manquées, renouvelées
sans cesse vers l'absolu et sa seule vérité, d'une pensée qui se sent,
prisonnière dans les mensonges confirmés) que le système de confort ou de
réconfort intellectuel que nous propose cet auteur sous le titre abusif
(ou abusé) d'Encyclopédie.
Restait un ordre, le seul
qui ne fut point artificiel et n'imposât, de l'extérieur, nulle violence :
le seul qui soit respectueux des choses qu'on ignore; et c'est l'ordre
chronologique que j'ai voulu scrupuleusement respecter. Le temps peut bien
sembler n'avoir guère de valeur quand on le passe ou quand il passe, mais
quand il est passé, il devient absolu. Et son langage est spirituel plus
que tout autre, puisqu'il est sans parole et que rien ne peut plus y être
corrigé.
Une vie dont on reste
certain qu’elle a touché au plus secret des hautes plénitudes et s'y est
accordée aux certitudes ineffables pour nous parler de là - cette vie dont
on sait qu’elle a cessé au bout de vingt-neuf ans à peine - condense donc
un immense voyage en peu de temps, accuse infiniment son relief et marque
d'heure en heure, pour ainsi dire, les différences et le progrès de son
mouvement spirituel. Changer de place une pensée ou la donner hors de son
plus rigoureux moment est déjà du mensonge ; modifier l'angle d'une arête,
priver quelque sommet de l'éclairage qui lui est propre, c'est fausser la
valeur de ces points de repère et faire mentir ainsi toute la géographie.
Or, à quoi bon ? Je voudrais être plus honnête en laissant à chacun,
partant de là, le soin privé d'interpréter, comme il voudra, le paysage,
et le bonheur d'y respirer autant qu'il le pourra. |