"Il [Teilhard de Chardin] eut chez
moi une rencontre avec Massignon, qui était probablement le plus grand islamisant
français du siècle... C'était au physique et au spirituel le contraire de Teilhard, une
âme sur charbons ardents à mille années-lumière de la paix intérieure... Un fil
d'acier, chauffé à blanc, vibrant, toujours prêt à se rompre, une foi chrétienne
dévorante, touché de mysticisme islamique et de ces petits feux de l'enfer qu'entretient
une sexualité fourvoyée... Cela donnait une musique arabo-judéo-chrétienne admirable,
une très belle contribution artistique... Il avait un physique fragile de vieillard
adolescent, un corbeau gris et translucide, avec un de ces regards noirs, brûlants, à
vous faire des trous dans votre veston... Un côté danseuse sur place, faute d'ailes. Il
nous parla des saints du Maghreb d'une voix mince, épuisée mais frémissante d'un
éternel mourant... Il tenait toujours une main dans la poche droite de son veston et je
ne sais pourquoi j'imaginais qu'il y avait dans sa poche des miettes de pain pour les
oiseaux. Mais après le déjeuner, nous allâmes au Central Park et j'ai vu que c'étaient
des noisettes qu'il jetait aux écureuils... Teilhard m'a dit en souriant : "Il
ressemble beaucoup à Mauriac..."
in La nuit sera calme, Folio-Gallimard,
1976, p.190
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