LE SYMBOLISME MÉDIÉVAL DE
LA DESTINÉE DE BAGDAD
Il semble que le lieu primitif nommé le « Dieudonné » (Baghdalth : on sait
la valeur de la racine « bagh » pour désigner la divinité en slave comme
en iranien) a été situé à la digue chaldéenne de la rive Ouest du Tigre,
surnommé aujourd'hui « Khadir Eliyas » à l'endroit le plus étroit du fleuve
(230 mètres), et que le protecteur immémorial qui n'a cessé d'être invoqué
par le peuple bagdadien est ce mystérieux Élie à qui les mères
bagdadiennes dédient de frêles esquifs de bâtons assemblés en triangle où
elles placent sept cierges allumés : elles les lancent sur le Tigre, à la
dérive, quand elles sont angoissées pour le sort de leurs enfants qu'elles
confient ainsi à Khadir Eliyas, pensant à son mystérieux navire de la
sourate XVIII (versets 9 et 18). Mais ce n'est pas Élie qui a été
invoqué en 145/762 à la fondation de la Bagdâd 'abbâside, et le nombre
symbolique 309 de sa sourate XVIII ne sera pris en considération
qu'épisodiquement par les devins shî'ites en tant que Bagdâd devenant la
capitale d'une dynastie qui avait usurpé au 'Irâq la vengeance du sang des
'Alides.
Toutes les
capitales dynastiques de jadis ont été «insurgées» lors de conjonctions
astrales favorables calculées et choisies par des experts en astrologie.
Mais tandis qu'en Extrême Orient cette inauguration se faisait dans une
perspective d'éternité, en Orient, tant chrétien que musulman, le thème
généthliaque de la capitale nouvelle contenait en puissance la limitation
temporelle de son destin. On sait que Vestius Valeus avait prédit pour
Constantinople, le 11 mai 330, en la dédiant à Tyché (la Fortune),
une durée de 696 ans qu’elle dépassera du double (330/1453). Il semble
que l'astrologue Nawbaht (« nouvelle fortune » en persan) prévit pour
Bagdâd une durée liée au nombre 309 de la sourate XVIII, symbolique du
temps de l'Attente pendant laquelle les ‘Alides fils du Prophète,
persécutés, privés de son héritage légitime, emprisonnés ou massacrés au
’lrâq (et à Bagdâd), y attendraient d'y recouvrer leurs droits méconnus
depuis la mort du Prophète.
J'ai montré
dans le « Mirage byzantin dans le miroir bagdadien d'il y a mille ans »
que, de même que Constantinople avait eu son thème généthliaque le 26
octobre 328 sous le signe du Sagittaire et l'horoscope du Cancer,
Bagdâd avait eu le sien, reproduit par le savant Bîrûnî (chron.
230) le 22 rabi' II I45 h. (= 23 juillet I074 de l'ère
d'Alexandre correspondant à l'an 762 de notre ère et à l'an 131 de l'ère
de Yazdajrard) sous le signe du Lion et l'horoscope du Sagittaire.
Louis Massignon,
Arabica, volume
spécial publié à l'occasion du 1200e anniversaire de la fondation de
Bagdad, 1962
*
BAGDAD au 13ème siècle
Bagdad est une
grande ville où se trouvait le calife de tous les musulmans du monde, à
l'instar de Rome où se trouve la résidence du pape des chrétiens. Un
très grand fleuve traverse cette ville qui permet d'aller à l'Océan
Indien, qui se trouve à dix-huit jours de Bagdad. Ainsi de nombreux
marchands vont et viennent par ce fleuve avec leurs marchandises, et
arrivent à une ville nommée Kich ; là ils entrent dans l'Océan Indien.
Il y a également sur le fleuve, entre Bagdad et Kich, une grande ville
qui s'appelle Bassorah. Et tout autour de celle-ci, dans les bois, se
trouvent les meilleures dattes du monde. À Bagdad, on fabrique
différentes sortes d'étoffes de soie et d'or : nasic, nac et
cramoisi ; et d'autres encore de très belle façon. Elle est la plus
illustre ville et la plus grande qui soit de toute la région.
Il est entendu qu'un
jour, en l'an 1255 du Christ, le seigneur des Tartares du Levant, qui
s'appelait Hulegu, le frère du grand Khan qui règne actuellement,
constitua une très grande armée, marcha sur Bagdad et la prit de force.
Cela ne fut pas une mince affaire, car il y avait à Bagdad plus de cent
mille hommes à cheval sans compter ceux qui étaient à pied. Quand il
l'eut prise, il trouva une tour appartenant au calife et qui regorgeait
d'or, d'argent et d'autres trésors encore, en quantité si importante
qu'on n'en avait jamais vu autant réuni en un même lieu. Quand il vit
tout ce trésor, il en fut très émerveillé. Il envoya chercher le calife,
le fit venir devant lui et lui dit: « Calife, dis-moi donc pourquoi tu
as amassé un si grand trésor ? Que devais-tu en faire ? Ne savais-tu pas
que j'étais ton ennemi et que je marchais sur toi avec une si grande
armée afin de te déposséder ? Pourquoi n'as-tu pas pris tes richesses
pour les donner aux cavaliers et aux gens d'armes afin qu'ils te
défendent ainsi que ta ville ? »
Le calife ne pipa
mot car il ne sut que répondre. Le seigneur lui dit: « Eh bien, calife,
puisque je vois que tu aimais tant ton trésor, je vais te le donner à
manger. » Il le fit saisir, puis le mit dans la tour du trésor, et
exigea que rien ne lui fût donné ni à manger ni à boire, et lui dit: «
Eh bien, calife, mange autant de ton trésor que tu le souhaites
puisqu'il te plaisait tant, car tu ne mangeras plus rien d'autre que ce
trésor. »
Il resta là durant
quatre jours, puis mourut. Aussi aurait-il mieux valu pour le calife
qu'il eût donné et partagé son trésor avec les gens d'armes qui
l'auraient défendu ainsi que sa terre et ses gens, plutôt que d'être
pris, dépossédé et mort comme il le fut. Depuis il n'y eut plus de
calife ni à Bagdad ni ailleurs.
Marco Polo,
Le livre des merveilles du monde |