Patagonie et Terre de Feu voisine (appellation
également due à Magellan à la vue des feux que les
natifs allumaient contre le froid), autrefois
territoires de chasse privilégiés des Indiens, sont
devenues, au siècle dernier, terres immenses
d'élevage et de bien des promesses pour colons
européens en mal de fortune. Scientifiques, grands
voyageurs et écrivains s'y sont, à diverses époques,
intéressés : après Magellan, Darwin, d'Orbigny,
George Musters, Antoine de Tounens, W. H. Hudson,
Francisco Moreno, Butch Cassidy et le Kid, Julio
Popper, Jules Verne, Saint-Exupéry, Bruce Chatwin,
Francisco Coloane et Jean Raspail... pour n'en citer
que quelques-uns.
Terres de devenir (gigantesques estancias, pétrole,
gaz...) où les vedettes de ce monde vont chercher un
nouvel art de vivre, mais aussi terres de "déjà
plus" (ethnies entières disparues, or épuisé, ovins
et bovins préférés aux guanacos et nandous). Chonos,
Yamanas (ou Yaghans), Alakalufs, côté Pacifique
entre le golfe de Penas et le Cap Horn,
essentiellement pêcheurs ; Tehuelches et Onas côté
Atlantique entre le 40e parallèle et le détroit de
Magellan, essentiellement chasseurs... : mais "Qui
se souvient des hommes ?"... pourrait-on toujours
dire, comme Jean Raspail ! Aujourd'hui, seule
survit, à quel prix, une poignée de Yaghans et d'Alakalufs
fortement métissés.
Patagonie, objet de contestations entre le Chili et
l'Argentine jusqu'au Traité de 1881 qui en a une
première fois fixé les frontières, alors que les
Indiens, de plus en plus repoussés vers l'ouest et
le sud, étaient presque entièrement exterminés.
Patagonie, pays de démesure, particulièrement en
Argentine où les distances se comptent en milliers
de kilomètres (deux mille kilomètres du rio Colorado
jusqu'au Cap Horn). Venus d'horizons les plus
divers, comme dans le Far West américain, s'y sont
installés, dès la fin du XIXe siècle Espagnols,
Italiens, Anglais, Écossais, Gallois, Suisses,
Allemands, etc. - pour la plupart dans les
territoires du rio Negro, du Chubut, de Santa Cruz,
et en Terre de Feu - à la rencontre desquels nous
mène Bruce Chatwin dans son fameux périple, faisant
bien apparaître par ailleurs combien inhumaines sont
ces régions.
*
"Durant l'année 1951, j'ai croisé à plusieurs
reprises la route de l'aviso français La Romanche -
capitaine Martial, docteur Hyades -, qui explorait
en 1882-83 l'univers à peine connu de la Patagonie
fuégienne, de Magellan à l'archipel du Horn. Pour ma
part, j'avais embarqué à bord du Micalvi, un petit
navire hors d'âge de la Armada Chilena qui était à
cette époque l'unique et secourable saint-bernard de
ces chenaux désolés. Un soir de pluie chargée de
grêle, le matelot de vigie cria : "Indios !". Il
désignait un point au ris de l'eau, quelque chose
qui sautait comme un bouchon sur les vagues et
ressemblait à un canot.
"Une
des deux ou trois familles, avait dit le capitaine,
qui s'obstinent encore à naviguer:"
Des Alakalufs. Ils étaient six dans cette barque
qu'ils manœuvraient à l'aviron, trois hommes, deux
femmes et un petit garçon, vêtus de haillons qui les
couvraient à peine, les os saillants. Au centre du
canot, sur un lit de graviers, le feu de braises, le
précieux feu des temps néolithiques. L'un d'eux
était blessé, le pied enveloppé de chiffons
sanglants. Tous avaient le regard mort. Ils ne
prononçaient pas un mot et ne manifestèrent aucun
sentiment quand le capitaine fit descendre le long
de la coque, au bout d'une corde, une palanquée de
vivres et de vêtements. Tout cela ne dura pas plus
de cinq minutes, car le Micalvi, ayant stoppé,
dérivait dangereusement. Je criai dans le vent pour
savoir au moins leur nom. Sans réponse. Sous la
pluie qui tombait à torrent, une femme leva les yeux
vers moi. Déjà les hommes et le garçon avaient
empoigné les avirons. La barque déborda rapidement.
Je fis un geste de la main en adieu, et la femme qui
me regardait baissa aussitôt la tête. M'était venue
alors la conviction que dix mille années nous
séparaient, et que ces malheureux aussi, le
savaient...
Ce même été austral de l'an 2000, j'ai retrouvé le
vieux Micalvi, échoué et désarmé à Puerto
Williams, base navale depuis 1975 sur l'île
chilienne de Navarino. Au carré des officiers,
transformé en un joli bar chaleureux à l'enseigne du
Yacht Club el mas austral del mundo, j'ai
éclusé pas mal de verres de pisco. Non loin de là,
sur la jetée, Ursula et Christina Calderon, deux
très vieilles Indiennes qui étaient la mémoire des
Yaghans, proposaient aux rares visiteurs des petites
maquettes de canot et des paniers de pêche aux
moules en osier de leur fabrication. On me dit
qu'aujourd'hui elles ne sont plus. Elles s'en sont
allées rejoindre Lola...
Beaucoup plus au nord, en Patagonie argentine, j'ai
aussi croisé le Comte de La Vaulx, toujours avec ce
même décalage d'un demi-siècle, lui en 1896, à
l'apogée des empire lainiers, et moi en 1951, juste
avant leur déclin. L'estancia San Gregorio. Huit
cent mille hectares, un million de moutons.
L'hospitalité, en ce temps-là, était sacrée en
Patagonie. Nous avions, mon équipe et moi, été
accueillis comme des princes, conduits à nos
chambres par un valet botté, abreuvés, nourris,
reçus au dîner habillé de l'intendant, une sorte de
vice-roi en exil, le pisco du soir servi dans de
vastes fauteuils recouverts de peaux de guanaco
autour de l'immense cheminée en parlant avec ce
seigneur d'autrefois de Mermoz, de Guillaumet, de
Saint-Exupéry, de Roger Caillois et de Victoria de
Ocampo, puis baladés le lendemain à cheval, escortés
par une troupe de gauchos digne d'un
pronunciamento, tandis que les mécaniciens de
l'estancia ressuscitaient nos automobiles moribondes
et que notre linge trempé et boueux réapparaissait
le soir même sur nos lits, impeccablement repassé.
Et deux jours plus tard, le départ, en forme
d'apothéose, salués au portail par cinquante
cavaliers, et par notre hôte, à cheval, botté de
noir, éperons d'argent, chapeauté à l'espagnole,
agitant lentement son bras pour l'adios." |