ERANOS

Sohravardî - Rulman Merswin - Hûrqalyâ

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Retour à Henry Corbin

Ascona

         Une commune du Tessin, en Suisse, sur les bords du lac Majeur compte parmi ce que Henry Corbin nommait les « points de repère » de sa Quête : Ascona, et plus précisément encore, une élégante villa, la Casa Eranos où chaque année, de 1949 à sa mort, en 1978, Henry Corbin nouera des liens fraternels avec des hommes de science, des chercheurs, mais qui furent aussi des hommes spirituels, comme lui : « Les sessions d’Eranos furent l’occasion de maintes rencontres mémorables et durables », dira-t-il à ce sujet.

          Parmi ces rencontres, il convient de citer, en premier, celle de Carl Gustav Jung : « C’est « en Eranos », écrira Henry Corbin, que le pèlerin venu d’Iran devait rencontrer celui qui par sa « Réponse à Job » lui fit comprendre la réponse qu’il rapportait en lui-même de l’Iran, le chemin vers l’éternelle Sophia ». Mais d’autres noms sont à retenir, ceux d’Adolf Portmann, qui fut un des directeurs d’Eranos, du spécialiste de la Kabbale, Gershom Scholem, et surtout du théologien Ernst Benz. A son tour Henry Corbin introduira à Eranos, au fil des années, d’autres conférenciers, par exemple, Gilbert Durand : « C’est lui [Henry Corbin] qui m’introduisit en 1964 au Cercle d’Eranos où se nouait ma durable et fructueuse amitié avec Mircea Eliade, le théologien Ernst Benz et le savant spécialiste de la Kabbale Gershom Scholem ». A ces noms, il faut ajouter encore ceux de Martin Buber, de Mircea Eliade, de l’orientaliste Louis Massignon, du spécialiste de la gnose Henri-Charles Puech, de l’essayiste Denis de Rougemont, etc. « Comment les nommer tous ? » se demandait Henry Corbin. Cependant, il est essentiel de bien se représenter que parmi les quelque 180 conférenciers qui se sont succédé à Eranos, depuis 1933, un petit nombre seulement en a réalisé l’idéal, comme l’expliquera Henry Corbin : « Il y a ceux qui n’ont fait qu’y passer, un an, deux ans, sans plus, parce qu’un indice indéfinissable, mystérieux, avertissait que ni leur nature ni leur comportement ne réussissaient à s’harmoniser avec une finalité elle-même difficilement définissable. En revanche, il y eut le petit groupe de ceux qui d’année en année devinrent, sans l’avoir en rien prémédité, le support du concept d’Eranos ». C’est un concept que l’on pourrait résumer ainsi, à la suite de Henry Corbin : Tout en les exerçant à dominer le champ de leur spécialité, car elles s’adressaient effectivement à des spécialistes, les Conférences d’Eranos entraînaient ceux-ci à une liberté spirituelle intégrale : « Chacun découvrait peu à peu et laissait parler le tréfonds de lui-même », dira-t-il à ce propos, et il ajoutait : « Cet entraînement à être franchement et intégralement soi-même devient une habitude que l’on ne perd plus, dût-elle parfois être périlleuse en sa rareté. » Enfin, en même temps que ce concept, il a existé un « temps » d’Eranos : « On n’expliquera pas Eranos en disant que ce fut un phénomène « bien de son temps », c’est-à-dire du temps de tout le monde (…). Il ne semble pas du tout qu’Eranos ait jamais eu le souci « d’être de son temps ». Ce à quoi en revanche, il aura peut-être réussi, c’est à être son temps, son propre temps ». Le temps d’Eranos, c’est le « temps chevaleresque », le temps de la Quête, comme dit Henry Corbin, qui consiste pour le gnostique à être son propre temps et qui le condamne effectivement à n’être pas « de son temps ».

             On comprend que la « Casa Eranos » et ses Conférences annuelles soient devenues peu à peu pour Henry Corbin et quelques autres un des « points géographiques » de leur Quête. Pour ceux-ci, non seulement Eranos représentait une idée, « l’idée d’une communauté vraie, rassemblant orateurs et auditeurs», mais il incarnait un certain esprit « nourri et conforté par les échanges de vues entre ceux qui en composaient le cercle, symbolisé, comme le dira Henry Corbin, par notre Table Ronde sous le cèdre, et par les amitiés qui s’y sont nouées au cours des années ». 

L’aventure spirituelle d’Eranos était née en 1933, sous l’inspiration de Rudolf Otto, lorsque Olga Froebe-Kapteyn (1881-1955) créa la fondation Eranos, conçue à l’origine comme une série de Conférences pour « l’étude des images et des forces archétypales dans leur rapport avec l’individu ». Ces Conférences se sont étendues, pratiquement sans interruption, sur plusieurs décennies, même après la disparition de son initiatrice, de « Celle qui, du Centre émit l’Appel et en réussit le prodige, - / Qui fit le Don céleste affluer aux âmes / Un moment écloses les unes aux autres ». Cependant, à la mort d’Adolf Portmann, en 1972, la direction d’Eranos échoit à Rudolf Ritsema, un spécialiste du Yi King, et les Conférences vont prendre, sous son autorité, une direction nouvelle, dès 1988 : « Eranos en renouveau : un Retour aux Sources » : « Le projet général d’Eranos : l’Interprétation d’Orient et d’Occident se concentre maintenant sur le Yi King qui représente une technique psychologique que l’Extrême-Orient a porté à un niveau tel que l’Occident ne peut pas se permettre d’ignorer » (Rudolf Ritsema, lettre circulaire de janvier 1989). A partir de cette date, une rupture s’est donc opérée entre l’esprit d’Eranos, cher à Henry Corbin, et l’orientation prise par Rudolf Ritsema. Bon an mal an, toutefois, depuis une dizaine d’années, Eranos a continué d’exister – cette année en marque le 70ème anniversaire – mais il est fort probable que Henry Corbin ne s’y reconnaîtrait plus. D’ailleurs, la Fondation est devenue une « Association des Amis d’Eranos », et surtout, comme les Conférences ont quitté la « Casa Eranos », les orateurs n’ont plus à leur disposition ni le fameux cèdre ni la Table Ronde, à la symbolique si précieuse pour Henry Corbin : l’axe du monde, la chevalerie spirituelle.

            Enfin, en avril 2003, un appel a été lancé, un peu désespéré, pour tenter de sauver ce qui reste d’Eranos, mais, encore une fois, l’aventure spirituelle d’Eranos n’est-elle pas terminée depuis 1989 ? *


* Sauf à considérer, bien sûr, que la voie tracée par Rudolf Ritsema - « Eranos I Ching » - la prolonge effectivement. Pour une présentation de l’ICDS (I Ching in Depth Study Program), voir « Eranos I Ching », sur le site http://www.cjp.se/shantena.html