"Novalis nous montre toutes choses dans une
lumière qui lui est propre. Il suffit que nous prononcions son nom pour que nous
environne le monde tel qu'il lui apparaissait, - semblable à une vallée qui repose dans
le calme du soir, et se découvre au voyageur tandis qu'aux derniers rayons du soleil il
redescend de la montagne : tout alentour, l'immobile chaleur de l'air ; au ciel encore
bleu, le mat argenté de la lune ; les montagnes nous enveloppent, mais avec une intimité
qui n'a rien d'opprimant; jamais l'idée ne nous vient que de l'autre côté les routes
mènent à des villes et à des régions tumultueuses. Tout concourt à cette impression :
le mode de penser de Novalis, son destin, les conditions dans lesquelles il vécut. Il
était si loin du bruit de l'actualité, soustrait au pressant contact de la vie. A peine
mûr, lui échoit l'expérience de ces jours heureux d'Iéna où la vision romantique de
l'univers était dans sa fleur, où Frédéric et Guillaume Schlegel, Tieck et Schelling
rêvaient le rêve d'une poésie et d'une philosophie nouvelles. A ce qui se passa alors,
il communique, en quelque sorte, l'empreinte de la qualité et de la profondeur de son
âme ; avant qu'il n'ait atteint la trentième année, il meurt. Sur sa mémoire flotte
une lueur de poésie, et qui s'étend à toutes les paroles de ses amis chaque fois qu'ils
l'évoquent."
J'ignorais le texte de Dilthey lorsqu'à la
fin d'août 1911, en cet été où nous fut vraiment dispensée "l'immobile
chaleur de l'air", je séjournais dans la vallée de Reinhardsbrunn, au
coeur de la forêt de Thuringe. Période la plus tendue, des longues
négociations consécutives à la crise d'Agadir : aux heures de courrier, on
se penchait avec anxiété sur les journaux ; - et cependant, en dépit de
l'inquiétude même, que l'on était "loin du bruit de l'actualité", qu'il
était difficile de concevoir que "de l'autre côté les routes" menassent "à
des villes et à des régions tumultueuses"! Compagnon quotidien de mes
promenades et de mes haltes, où retrouverai-je, pour lire Novalis, paysage
qui aussi bien lui convienne ? La pure senteur des pins, le sable roux et
la ferme élasticité du sol, les grands étangs, si tranquilles et si
limpides, avec, sur les bords, des végétations du brun le plus délicat, et
qui offraient à l'oeil la même transparence ingénue que la prose des
Lehrlinge zu Sais, qui, comme elle, émerveillés, semblaient encerclés
de leur propre enchantement. A la descente du soir, dont la douceur
unifie, tout entier le paysage se recueillait autour du château
grand-ducal : j'avais alors l'impression que revivait sous mes yeux
l'expérience relatée dans le Journal lorsque, de Tennstedt, Novalis
gagnait à cheval le château de Grüningen, le château de Sophie. "Un homme
me désigna dans le lointain le château de Grüningen : j'avançai
allègrement, franchis à cheval la rivière et me trouvai corps et âme à
Grüningen, ou bien plutôt mon corps y rencontra mon âme qui déjà y
résidait. A l'hôtellerie, tout près de l'entrée du village, je mis
pied à terre, attachai ma monture et m'enquis de quelqu'un qui pût porter
une lettre au château. Une jeune femme s'offrit; ma présence
paraissait éveiller les soupçons des gens qui riaient entre eux et me
dirent que le maître n'était pas à la maison. Je chargeai la messagère de
mentionner que la lettre venait de Tennstedt où le porteur était retourné
aussitôt, et d’ajouter mille compliments. Elle partit sur-le-champ, et une
autre jeune femme me dit qu'il devait s'agir d'un secret : elle avait
l'air de me tenir pour ce que j'étais en effet, pour un adorateur de
quelqu'une des dames du château. Je réitérai ma prière que, dans le cas où
l'on s'informât de moi, l'on assurât que j'étais reparti incontinent à
cheval pour Tennstedt. Je quittai lentement le village, considérai avec
nostalgie le château jaune de l'autre côté de l'eau - et pris le trot.
Toutes les dix minutes, je m'arrêtais et regardais autour de moi. La
contrée m'est devenue si vivante, je voulais en graver dans ma mémoire
tous les détails." - "Jenseits des Wassers sah ich das gelbe Schloss
sehnsuchtsvoll an" : sur le château, jaune lui aussi, du grand-duc de
Coburg-Gotha, la page de Novalis avait posé son ensorcellement : corps et
âme, j'étais bien dans un même lieu, mais où Reinhardsbrunn et Grüningen
d'indicible manière s'amalgamaient; et lorsque, quelques années plus tard,
je découvris le texte de Dilthey, je reconnus qu'il m'avait été concédé de
lire Novalis au moins une fois dans l'éclairage qui lui est propre.
Charles Du Bos, "Fragments sur Novalis",
Cahiers du Sud, 1937 |