J'avais
dix-sept ou dix-huit ans quand, traînant sous les
galeries du théâtre de l'Odéon à l'époque où l'on y
trouvait encore des livres que nous pouvions
parcourir, goûter, avant de les acheter, je trouvais
un ouvrage intitulé "La Mythologie de l'homme".
L'auteur : Armel Guerne. Le titre et le nom, double
séduction. Instinctive. J'ouvre avec précaution et
je lis la première phrase :
"Et les
rêveurs, où en sont-ils, ces hommes de précision ?"
J'emportais le livre après avoir
donné toutes les pièces qui me restaient !... Le
jour même, dans les jardins du Luxembourg tout
proche, je lisais d'une traite cette méditation sur
l'époque moderne qui me laissa ébloui.
Oui, ébloui est le terme propre. Les
phrases se succédaient, s'insinuaient dans l'esprit
et le cœur, comme une odeur tenace, inoubliable.
Quelques années plus tard c'était un autre livre du
même auteur "La Danse des morts". Et, à la lecture,
la même sensation de plénitude.
Ces jours-ci ayant réussi à retrouver
l'auteur qui habite dans le sud-ouest de la France
un vieux moulin qu'il a restauré, je reçois
"Testament de la perdition" publié en 1961 chez
Desclée de Brouwer, recueil de poèmes, que je m'en
veux de ne pas avoir découvert à la sortie. Mais le
silence s'est fait sur un homme qui se refuse au
jeu des compromis de la publicité actuelle.
Oui, tous les textes de ce recueil
sont des poèmes, y compris ceux écrits en prose. La
poésie n'est pas une question de forme mais d'élan
(L. P. Fargue : "la poésie, c'est le point où la
prose décolle"). Et l'élan, la manière de
s'arracher au sol, à la platitude, de ce livre
authentifie cette définition.
J'ai tort d'ailleurs, de cantonner à
ce dernier l'appellation de poème. Les autres sont
aussi de grands poèmes au rythme un peu différent —
je pense au premier qui date de la fin de la guerre
et dont le rapprochement avec les "Tragiques"
d'Agrippa d'Aubigné n'est pas inconvenant.
Ce qui me frappe chez Armel Guerne —
le peu, pour l'instant que j'en connais : trois
ouvrages — c'est précisément ce souffle, cette
respiration à la fois large et contenue, cette
facilité à situer au-dessus des pensées et des
formes habituelles, courantes, rampantes. Chaque
texte est un cri, une longue modulation qui suit la
terre comme un nuage.
Mais le nuage est fait de l'humidité
de la terre.
Dans une lettre récente, il me cite "Georges
Bernanos et son rire de vivant". Certes, une
parenté existe entre les deux auteurs. Mais beaucoup
plus, il me semble, avec Novalis dont il vient de
terminer la traduction. Bernanos avait un style, une
manière de polémiste, de combattant de première
ligne. Bernanos partait à l'assaut, l'épée haute, la
lance en avant, le couteau entre les dents, bardé de
fer et de cuir sur un cheval d'Apocalypse. Ce n'est
pas le cas d'Armel Guerne — comme Novalis qui
survole le champ de bataille. Ce n'est pas à l'homme
individuel qu'il s'attaque, mais à la masse. La
vision qu'il a du mal est plus globale. Si l'on joue
au jeu des contemporains guerriers, il serait plutôt
Guynemer l'aviateur (il doit en avoir le regard, du
moins je l'imagine). Il se bat à partir des hauteurs
et pour l'atteindre il faut d'abord monter à lui. Ce
qui n'exclut ni la force, ni le courage, ni la
certitude du bon droit.
Seulement voilà, notre monde moderne
est peu fait pour ce genre d'individu. On rit du
premier, on ignore le second. Le premier est mort,
donc il n'est plus dangereux et on peut lui tresser
des couronnes respectueuses sans crainte de le voir
vous en coiffer dans un geste de rage. Mais le
second, lui, vit. Alors le plus simple est de le
laisser planer dans ses hauteurs, de prétexter
l'éclat du soleil pour ne pas l'apercevoir et
d'attendre tranquillement sa mort physique pour se
rappeler son existence.
Triste monde…
J'aimerais, j'aimerais beaucoup, que
ces textes d'un écrivain de race deviennent des
textes connus, appris par des lecteurs en puissance.
Si nous n'avons plus, ici, le courage d'aller à des
écrivains qui sont capables de nous sortir de la
médiocrité, que du moins dans un pays où l'on
respecte encore la langue française, Armel Guerne
trouve dès maintenant la place qu'il aura dans
quelques années partout ailleurs : celle d'un
classique. |