Les Cahiers du Moulin

Un classique

Par Claude Lafaye

SOMMAIRE

 

 

Orgueil et humilité du traducteur, par Jean-Pierre Sicre

A propos de Melville, par Jean Moncelon

Un programme pour une vie, par Marc Imberechts

Moby Dick, présentation et critiques

 

 

Retour à avril 2005

 

 

 

 

 J'avais dix-sept ou dix-huit ans quand, traînant sous les galeries du théâtre de l'Odéon à l'époque où l'on y trouvait encore des livres que nous pouvions parcourir, goûter, avant de les acheter, je trouvais un ouvrage intitulé "La Mythologie de l'homme". L'auteur : Armel Guerne. Le titre et le nom, double séduction. Instinctive. J'ouvre avec précaution et je lis la première phrase :

 

"Et les rêveurs, où en sont-ils, ces hommes de précision ?"

 

J'emportais le livre après avoir donné toutes les pièces qui me restaient !... Le jour même, dans les jardins du Luxembourg tout proche, je lisais d'une traite cette méditation sur l'époque moderne qui me laissa ébloui.

 

Oui, ébloui est le terme propre. Les phrases se succédaient, s'insinuaient dans l'esprit et le cœur, comme une odeur tenace, inoubliable. Quelques années plus tard c'était un autre livre du même auteur "La Danse des morts". Et, à la lecture, la même sensation de  plénitude.

 

Ces jours-ci ayant réussi à retrouver l'auteur qui habite dans le sud-ouest de la France un vieux moulin qu'il a restauré, je reçois "Testament de la perdition" publié en 1961 chez Desclée de Brouwer, recueil de poèmes, que je m'en veux de ne pas avoir découvert à la sortie. Mais le silence s'est fait sur un homme  qui se refuse au jeu des compromis de la publicité actuelle.

 

Oui, tous les textes de ce recueil sont des poèmes, y compris ceux écrits en prose. La poésie n'est pas une question de forme mais d'élan (L. P. Fargue : "la poésie, c'est le point où la prose décolle"). Et l'élan, la manière de s'arracher au sol, à la platitude, de ce livre authentifie cette définition.

J'ai tort d'ailleurs, de cantonner à ce dernier l'appellation de poème. Les autres sont aussi de grands poèmes au rythme un peu différent — je pense au premier qui date de la fin de la guerre et dont le rapprochement avec les "Tragiques" d'Agrippa d'Aubigné n'est pas inconvenant.

 

Ce qui me frappe chez Armel Guerne  — le peu, pour l'instant que j'en connais : trois ouvrages — c'est précisément ce souffle, cette respiration à la fois large et contenue, cette facilité à situer au-dessus des pensées et des formes habituelles, courantes, rampantes. Chaque texte est un cri, une longue modulation qui suit la terre comme un nuage.

Mais le nuage est fait de l'humidité de la terre.

 

Dans une lettre récente, il me cite "Georges Bernanos et son rire de vivant". Certes, une parenté existe entre les deux auteurs. Mais beaucoup plus, il me semble, avec Novalis dont il vient de terminer la traduction. Bernanos avait un style, une manière de polémiste, de combattant de première ligne. Bernanos partait à l'assaut, l'épée haute, la lance en avant, le couteau entre les dents, bardé de fer et de cuir sur un cheval d'Apocalypse. Ce n'est pas le cas d'Armel Guerne — comme Novalis qui survole le champ de bataille. Ce n'est pas à l'homme individuel qu'il s'attaque, mais à la masse. La vision qu'il a du mal est plus globale. Si l'on joue au jeu des contemporains guerriers, il serait plutôt Guynemer l'aviateur (il doit en avoir le regard, du moins je l'imagine). Il se bat à partir des hauteurs et pour l'atteindre il faut d'abord monter à lui. Ce qui n'exclut ni la force, ni le courage, ni la certitude du bon droit.

 

Seulement voilà, notre monde moderne est peu fait pour ce genre d'individu. On rit du premier, on ignore le second. Le premier est mort, donc il n'est plus dangereux et on peut lui tresser des couronnes respectueuses sans crainte de le voir vous en coiffer dans un geste de rage. Mais le second, lui, vit. Alors le plus simple est de le laisser planer dans ses hauteurs, de prétexter l'éclat du soleil pour ne pas l'apercevoir et d'attendre tranquillement sa mort physique pour se rappeler son existence.

 

Triste monde…

 

J'aimerais, j'aimerais beaucoup, que ces textes d'un écrivain de race deviennent des textes connus, appris par des lecteurs en puissance. Si nous n'avons plus, ici, le courage d'aller à des écrivains qui sont capables de nous sortir de la médiocrité, que du moins dans un pays où l'on respecte encore la langue française, Armel Guerne trouve dès maintenant la place qu'il aura dans quelques années partout ailleurs : celle d'un classique.