« Lassitudes,
horizons, mondes et univers, terres et cieux :
humanités prodigieuses… »
Armel Guerne
Celui
qu’Armel Guerne désigna comme un « aventurier de
l’esprit » fut d’abord un aventurier terrestre.
Que ses
années d’apprentissage avec les Baleiniers, de 1841
à 1844, aient inspiré Moby Dick à Melville ne
fait de doute pour personne, et c’est même ce qui
permet d’affirmer que cette œuvre littéraire
est un remarquable document sur la vie quotidienne
de ces marins d’exception, au dix-neuvième siècle.
Toutefois, pour en
appréhender toute la richesse, il semble nécessaire
d’avoir soi-même partagé leur existence hors du
commun, ou du moins, les derniers Baleiniers
français ayant cessé leurs activités vers la fin des
années 30, connu quelque expérience qui s’en
rapproche. On sait à quelle captivité Armel Guerne
faisait allusion, en remarquant dans sa Préface :
« Ceux qui ont, de nos jours, vécu dans la
promiscuité des condamnés de droits communs et des
mouchards, dans les camps ou dans les prisons,
peuvent imaginer ce que devait être la vie à bord de
ces bagnes flottants qu’étaient les baleiniers… ».
Il devrait en être ainsi pour chaque lecteur de
Melville.
S’il n’en est pas
ainsi, d’ailleurs, Moby Dick risque de passer
pour un roman à destination de ces seuls aventuriers
des mers qu’une sorte de vocation mystérieuse
distinguait des autres marins, et naturellement des
yachtmen. C’est pourquoi, à la réflexion, on
n’hésite pas à souscrire à cette réflexion de
Melville lui-même : « Plus je plonge profond dans ce
sujet baleinier, plus je pousse avant mes recherches
à l’approche des sources authentiques et plus aussi
je me sens impressionné par sa haute noblesse et son
antiquité vénérable. » D’une certaine manière, le
lecteur de Moby Dick se sentira toujours
exclu de cette sorte de fraternité mystérieuse à
laquelle se rattachent les Baleiniers.
Reste l’aventure
elle-même, l’aventure au long cours, puisque c’est
aussi ce dont il s’agit avec Moby Dick.
Notons, cependant, que cette œuvre ne saurait passer
pour un récit de voyage, et même, comme le remarque
aussi Armel Guerne, « on ferait mieux de ne pas trop
prendre Herman Melville pour un voyageur ». Quoi
qu’il en soit, il n’en reste pas moins qu’il faut un
long apprentissage de marin pour en apprécier tous
les épisodes. Mais, pour qui n’est pas marin ? On
s’accordera à dire qu’aucun être humain n’est
totalement étranger à la mer, sinon à l’état
de veille, du moins dans ses rêves, et, d’autre
part, que la lecture du Navigatio de saint
Brendan sera d’un précieux secours avant d’entamer
la lecture de Moby Dick, car les compagnons
du moine irlandais n’étaient pas eux-mêmes des
marins et surtout parce que les baleines ne sont pas
absentes du célèbre récit.
C’est
essentiellement de baleines qu’il est question, en
effet, dans Moby Dick. Or, « la baleine n’est
pas un poisson », et avant d’être l’animal
légendaire du roman de Melville, ou le « monstre
marin » qui terrorisait saint Brendan et ses
compagnons, elle est un animal aux « douces mœurs »
et curieux des hommes et de leurs embarcations, se
signalant à eux par son souffle : « Elle
souffle ! », voilà le cri des baleiniers à travers
les âges. Les vigies apercevant les cétacés du haut
des mats criaient ainsi bien avant l’époque de
Moby Dick et, aujourd’hui encore, le même cri
descend du nid-de-pie des vapeurs de chasse : « Là,
là, elle souffle ! »
Mais, s’agissant
des baleines, il faut accepter une nouvelle fois le
fait que le lecteur de Melville n’est pas forcément
un Baleinier. Lorsque cette indispensable
familiarité avec les baleines lui fait défaut, et
avant même d’aborder les chapitres qui leur sont
consacrés dans Moby Dick (cf. le
chapitre CIII : « Dimensions et mesures du squelette
du cachalot »), il devra consulter en priorité, les
Œuvres du comte de Lacépède, précisément au
volume qui traite des Cétacés, publié à Paris, en
1830. Il pourra tirer ensuite un grand profit de la
lecture de Georges Blond : La grande aventure des
baleines.
Quant à Moby Dick,
le cachalot blanc, il n’est pas né de la seule
imagination de Melville. Son existence est rapportée
par nombre de ces légendes « ayant cours sur les
navires au pavillon étoilé » et que les Baleiniers
de toutes les nationalités se transmettaient au long
des voyages et des escales. Ainsi, « l’histoire du
cachalot blanc contemporain du déluge, au corps
lardé de harpons que personne ne pouvait capturer et
qui avait détruit des centaines de pirogues en tuant
leurs équipages, est tout au long dans les récits
américains et Melville en a fait le sujet de son
livre célèbre Moby Dick ». On pourrait dire
cependant que seul Melville a relevé que dans cette
légende, ce ne sont ni la cruauté, ni la taille de
l’animal qui sont véritablement exceptionnelles,
c’est sa blancheur : « Ce qui m’épouvantait
par-dessus toutes choses, oui, c’était la blancheur
du cachalot », dira d’ailleurs Ismahel. C’est alors
le chapitre XLII de Moby Dick qui détient la
clef de tout le roman. « Pourquoi le nom de la Mer
Blanche exerce-t-il sur l’imagination un charme
sublime et spectral ? » A cette interrogation,
répond la réflexion du journaliste polonais Mariusz
Wilk : « La mer Blanche peut encore être rose,
vermillon ou dorée, ou bien jouer de toute la gamme
des couleurs, mais seul celui qui a vu sa blancheur
au-delà du cercle polaire peut comprendre les gens
qui ne veulent plus en revenir. Ce n’est pas un
hasard si dans leurs comptes rendus revient souvent
le thème de l’au-delà ; il suffit de rappeler les
propos énigmatiques de Melville, dans Moby Dick,
sur l’effet de la mer Blanche sur l’âme humaine,
au-delà de la mort. Enigmatiques, car rien ne prouve
que Melville soit venu ici de son vivant ».
C’est ainsi au sein
de cette blancheur, comme d’un au-delà terrestre,
que s’achève l’aventure des hommes et, pourrait-on
dire, aussi celle des baleines. Mais, nul autre
qu’Armel Guerne pouvait mieux associer le « duel à
mort » que se livrent les hommes et les baleines à
la propre aventure du poète, condamné à affronter la
vie, et parfois ses contemporains, dans un combat
sans merci : « La vie, comme l’œuvre, d’un
authentique poète (…) est quelque chose sans loisir,
un combat de tous les instants, un inimaginable duel
à mort, sans repos de nuit, sans répit de jour. »
Assurément, ce « duel à mort », malgré sa cruauté
blanche et noire, reste l’aventure la plus haute
qu’il soit donné de vivre à ceux qui, parmi les
hommes, en sont vraiment dignes : les poètes et les
Baleiniers.
Et Melville fut
l’un et l’autre. |