Les Cahiers du Moulin

 

A propos de Melville, par Jean Moncelon

 «Il a existé au moins une baleine blanche, celle capturée par le capitaine Audien D. West du trois-mâts Platina, en 1903 »

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

 

Orgueil et humilité du traducteur, par Jean-Pierre Sicre

Un classique, par Claude Lafay

Un programme pour une vie, par Marc Imberechts

Moby Dick, présentation et critiques

 

 

Retour à avril 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Hermann Melville

  

« Lassitudes, horizons, mondes et univers, terres et cieux : humanités prodigieuses… »

Armel Guerne

 

            Celui qu’Armel Guerne désigna comme un « aventurier de l’esprit » fut d’abord un aventurier terrestre.

            Que ses années d’apprentissage avec les Baleiniers, de 1841 à 1844, aient inspiré Moby Dick à Melville ne fait de doute pour personne, et c’est même ce qui permet d’affirmer que cette œuvre littéraire est un remarquable document sur la vie quotidienne de ces marins d’exception, au dix-neuvième siècle.

Toutefois, pour en appréhender toute la richesse, il semble nécessaire d’avoir soi-même partagé leur existence hors du commun, ou du moins, les derniers Baleiniers français ayant cessé leurs activités vers la fin des années 30, connu quelque expérience qui s’en rapproche. On sait à quelle captivité Armel Guerne faisait allusion, en remarquant dans sa Préface : « Ceux qui ont, de nos jours, vécu dans la promiscuité des condamnés de droits communs et des mouchards, dans les camps ou dans les prisons, peuvent imaginer ce que devait être la vie à bord de ces bagnes flottants qu’étaient les baleiniers… ». Il devrait en être ainsi pour chaque lecteur de Melville.

S’il n’en est pas ainsi, d’ailleurs, Moby Dick risque de passer pour un roman à destination de ces seuls aventuriers des mers qu’une sorte de vocation mystérieuse distinguait des autres marins, et naturellement des yachtmen. C’est pourquoi, à la réflexion, on n’hésite pas à souscrire à cette réflexion de Melville lui-même : « Plus je plonge profond dans ce sujet baleinier, plus je pousse avant mes recherches à l’approche des sources authentiques et plus aussi je me sens impressionné par sa haute noblesse et son antiquité vénérable. » D’une certaine manière, le lecteur de Moby Dick se sentira toujours exclu de cette sorte de fraternité mystérieuse à laquelle se rattachent les Baleiniers.

 

Reste l’aventure elle-même, l’aventure au long cours, puisque c’est aussi ce dont il s’agit avec Moby Dick. Notons, cependant, que cette œuvre ne saurait passer pour un récit de voyage, et même, comme le remarque aussi Armel Guerne, « on ferait mieux de ne pas trop prendre Herman Melville pour un voyageur ». Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins qu’il faut un long apprentissage de marin pour en apprécier tous les épisodes. Mais, pour qui n’est pas marin ? On s’accordera à dire qu’aucun être humain n’est totalement étranger à la mer, sinon à l’état de veille, du moins dans ses rêves, et, d’autre part, que la lecture du Navigatio de saint Brendan sera d’un précieux secours avant d’entamer la lecture de Moby Dick, car les compagnons du moine irlandais n’étaient pas eux-mêmes des marins et surtout parce que les baleines ne sont pas absentes du célèbre récit.

 

C’est essentiellement de baleines qu’il est question, en effet, dans Moby Dick. Or, « la baleine n’est pas un poisson », et avant d’être l’animal légendaire du roman de Melville, ou le « monstre marin » qui terrorisait saint Brendan et ses compagnons, elle est un animal aux « douces mœurs » et curieux des hommes et de leurs embarcations, se signalant à eux par son souffle : « Elle souffle ! », voilà le cri des baleiniers à travers les âges. Les vigies apercevant les cétacés du haut des mats criaient ainsi bien avant l’époque de Moby Dick et, aujourd’hui encore, le même cri descend du nid-de-pie des vapeurs de chasse : « Là, là, elle souffle ! »

 

Mais, s’agissant des baleines, il faut accepter une nouvelle fois le fait que le lecteur de Melville n’est pas forcément un Baleinier. Lorsque cette indispensable familiarité avec les baleines lui fait défaut, et avant même d’aborder les chapitres qui leur sont consacrés dans Moby Dick (cf. le chapitre CIII : « Dimensions et mesures du squelette du cachalot »), il devra consulter en priorité, les Œuvres du comte de Lacépède, précisément au volume qui traite des Cétacés, publié à Paris, en 1830. Il pourra tirer ensuite un grand profit de la lecture de Georges Blond : La grande aventure des baleines.

 

Quant à Moby Dick, le cachalot blanc, il n’est pas né de la seule imagination de Melville. Son existence est rapportée par nombre de ces légendes « ayant cours sur les navires au pavillon étoilé » et que les Baleiniers de toutes les nationalités se transmettaient au long des voyages et des escales. Ainsi, « l’histoire du cachalot blanc contemporain du déluge, au corps lardé de harpons que personne ne pouvait capturer et qui avait détruit des centaines de pirogues en tuant leurs équipages, est tout au long dans les récits américains et Melville en a fait le sujet de son livre célèbre Moby Dick ». On pourrait dire cependant que seul Melville a relevé que dans cette légende, ce ne sont ni la cruauté, ni la taille de l’animal qui sont véritablement exceptionnelles, c’est sa blancheur : « Ce qui m’épouvantait par-dessus toutes choses, oui, c’était la blancheur du cachalot », dira d’ailleurs Ismahel. C’est alors le chapitre XLII de Moby Dick qui détient la clef de tout le roman. « Pourquoi le nom de la Mer Blanche exerce-t-il sur l’imagination un charme sublime et spectral ? » A cette interrogation, répond la réflexion du journaliste polonais Mariusz Wilk : « La mer Blanche peut encore être rose, vermillon ou dorée, ou bien jouer de toute la gamme des couleurs, mais seul celui qui a vu sa blancheur au-delà du cercle polaire peut comprendre les gens qui ne veulent plus en revenir. Ce n’est pas un hasard si dans leurs comptes rendus revient souvent le thème de l’au-delà ; il suffit de rappeler les propos énigmatiques de Melville, dans Moby Dick, sur l’effet de la mer Blanche sur l’âme humaine, au-delà de la mort. Enigmatiques, car rien ne prouve que Melville soit venu ici de son vivant ».

 

C’est ainsi au sein de cette blancheur, comme d’un au-delà terrestre, que s’achève l’aventure des hommes et, pourrait-on dire, aussi celle des baleines. Mais, nul autre qu’Armel Guerne pouvait mieux associer le « duel à mort » que se livrent les hommes et les baleines à la propre aventure du poète, condamné à affronter la vie, et parfois ses contemporains, dans un combat sans merci : « La vie, comme l’œuvre, d’un  authentique poète (…) est quelque chose sans loisir, un combat de tous les instants, un inimaginable duel à mort, sans repos de nuit, sans répit de jour. » Assurément, ce « duel à mort », malgré sa cruauté blanche et noire, reste l’aventure la plus haute qu’il soit donné de vivre à ceux qui, parmi les hommes, en sont vraiment dignes : les poètes et les Baleiniers.

 

Et Melville fut l’un et l’autre.