Armel Guerne, écrivain et poète de son état, avait
sa conception à lui de la traduction. A ses yeux le
mot «traduction» paraissait d’ailleurs bien timide
pour rendre compte de cet acte de violence qui
consiste à donner à un texte, dans une langue
d’emprunt, une nouvelle patrie. Cette
transplantation radicale, il en était conscient, ne
va pas sans grands risques. Il regrettait que le
français eût évacué l’idée centrale de «passage» que
le latin logeait dans le verbe tradere. La plupart
des traducteurs, à l’entendre, se révélaient
justement incapables d’atteindre l’autre rive,
s’accommodant d’un entre-deux qui finissait souvent
en naufrage. Le texte final n’est plus le texte
étranger qui l’a nourri, soit ; il n’est pas devenu
pour cela un « texte français », mais quelque entité
flottante qui n’a pas su s’inventer de nouvelles
racines. Il tenait fort à ce que ses éditeurs
eussent soin de distinguer son travail de cet ersatz
peureux à quoi se réduit si souvent l’acte de
traduire. Sur la page de titre des livres qu’il
venait d’accueillir en sa langue, il souhaitait que
l’on mît simplement ces mots, tout d’orgueilleuse
modestie : «Texte français par Armel Guerne ». Le
soldat qu’il était resté tout au fond depuis
l’époque de la Résistance demeurait convaincu que la
traduction exige au bout du compte autant d’orgueil
que le métier des armes. Dans l’un et l’autre cas,
de quoi s’agit-il au juste? D’un défi à relever,
d’un adversaire à affronter, d’un combat à l’issue
douteuse, que l’on se doit de mener pied à pied.
Poète,
Guerne était mieux qu’aucun autre conscient du fossé
qui sépare les langues, et singulièrement le
français de l’allemand et de l’anglais – les deux
idiomes sur lesquels il aura le plus travaillé.
Platonicien, sur ce point en tout cas, il n’ignorait
pas que la traduction est un exercice impossible :
le mot est une entité unique, magique si l’on veut,
qu’on ne saurait se contenter de transposer sous la
forme d’un autre mot réputé analogue – mais qui
n’est pas lui. Il ne cessait d’y revenir : « Si
seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu’il
en est des mots comme des formules mathématiques :
elles forment un monde à part, ne jouent qu’entre
elles seulement, n’expriment rien d’autre que leur
nature merveilleuse, et c’est pourquoi justement
elles sont si expressives (…) C’est par leur
liberté, uniquement, qu’elles sont des membres de la
nature, et c’est par leur libre mouvement que
s’exprime l’âme du monde, faisant d’elles une mesure
délicate et un dessin des choses. Ainsi en est-il du
langage. Qui possède, avec un sentiment raffiné, sa
mesure, son doigté, son esprit musical, qui se
laisse émouvoir intimement par son action délicate
et laisse aller sa langue ou sa main sous son
autorité, celui-là est prophète. » [...]
Dès
lors faut-il à la fois beaucoup d’orgueil et
beaucoup d’humilité pour accepter de jouer un rôle
qui s’assimile tantôt à celui du traître, tantôt à
celui du devin ridiculisé. Il y faut surtout la
conviction que le jeu, si risqué soit-il, en vaut la
chandelle. Qu’un texte, surtout s’il s’agit d’un
texte soulevé par le souffle poétique, coure grand
danger de perdre beaucoup, voire de tout perdre en
passant d’une langue à l’autre, voilà qui aurait de
quoi radoucir l’ardeur des plus téméraires. A moins
que dans certains cas la perte, à force de ténacité
et parfois de grâce, ne soit contrebalancée par une
manière de gain. [...]
Guerne
était de ceux pour qui la véritable trahison, à
l’heure de traduire, ne provient pas tant de la plus
ou moins bonne compréhension que le traducteur a de
la langue de l’Autre (les quelques contresens de
Baudelaire ne le gênaient qu’à demi, dans la mesure
où ils n’altèrent pas l’exactitude de sa vision de
l’oeuvre de Poe) que d’une démission devant les
exigences du français lui-même.
Surtout l’horripilaient ces théories à la mode
depuis le mitan de son siècle et qui, au nom du
juste principe d’intraduisibilité du verbe repris à
son compte par Heidegger, commande au traducteur de
s’effacer de son mieux derrière le texte traduit. Il
voyait là un subterfuge qui, pour n’être pas
nécessairement conscient, n’en était pas moins à ses
yeux de l’ordre de la forfaiture : comme on se sent
inférieur à sa tâche, on s’emploie à la minimiser, à
la rabaisser, ce qui permet de ne courir qu’un
minimum de risques. [...] Un mot à mot fidèle,
fût-il tant bien que mal arrangé pour les besoins de
la lecture, n’est pas un texte, tout au plus une
mise à plat du texte original, lequel, dressé en sa
langue de toute l’altitude de sa singularité, se
doit pareillement en français de tenir debout.
Novalis ou Melville auraient-ils supporté qu’au nom
d’un myope respect de la syntaxe allemande ou
anglaise l’on proposât de leurs oeuvres des versions
péniblement déchiffrées, ânonnées, et pour tout dire
vautrées dans une littéralité à peu près
insignifiante !
La
véritable humilité pour lui n’était pas là ; elle
résidait dans la patience têtue qui persiste envers
et contre toute raison à affronter l’obstacle :
jusqu’à ce que la grâce enfin consente à faire
signe. Il avait buté tout un mois de temps sur la
première phrase de Moby Dick, laquelle pourtant ne
comportait que trois mots apparemment bien anodins :
«Call me Ishmael». C’est le narrateur qui parle, et
ces trois mots lui suffisent pour faire du lecteur
le complice d’une incroyable aventure. [...] Encore
fallait-il accepter d’y perdre un mois. Et d’en
perdre davantage encore par la suite, à se
familiariser avec le vocabulaire des anciens
lexiques de marine : dans tous les pays, les gens de
mer se sont créé un langage à eux, qu’ignorent en
général les dictionnaires. Les différents
traducteurs de Moby Dick ne s’en étaient pas souciés
outre mesure. Guerne, qui tenait par-dessus tout à
ce que le roman de Melville demeurât en français une
oeuvre de plein vent, avait cherché (en explorant à
la fois les ressources d’une rareté bibliographique
qu’il avait dénichée – un vieux lexique de la marine
américaine – et celles des meilleurs dictionnaires
spécialisés publiés chez nous au XIXe siècle) à
rendre pour l’occasion toute la saveur saline du
texte original par le truchement de tournures que
n’eussent pas désavouées Surcouf ou Garneray (que
Melville appelle Garnery!). Un travail d’autant plus
nécessaire, insistait-il, que l’anglais, qui est la
langue d’une île, a été finalement assez peu déformé
à l’usage par la gent marine – ce qui n’est pas du
tout le cas du français. Le résultat : un Moby Dick
qui, en notre langue, refuse les afféteries
rhétoriques qu’abominait Melville ainsi que toute
sorte d’affadissement langagier, au profit d’un
verbe puissamment iodé, qui fait bon accueil aux
fragrances de saumure et de goudron.
Guerne
s’étonnait que l’on s’étonnât de ces scrupules. Ils
étaient nécessaires à son plaisir, ils donnaient du
goût à l’apparente ingratitude de sa tâche. Les
meilleurs traducteurs admiraient en général son
travail (au premier rang desquels l’excellent
François-Xavier Jaujard, qui assurait ne pouvoir
lire Moby Dick en français que sous la plume de
Guerne) ; d’autres ne manquaient pas de lui faire
grief d’aborder le métier de cette façon : en
écrivain. «On ne peut pas être traducteur,
répliquait-il, si l’on ne se sent pas tout au fond
écrivain (…) et il faut au moins se sentir un peu
poète pour traduire une oeuvre de la carrure de Moby
Dick. » Son vieil ami Cioran, qu’il avait converti à
ses vues, [et lui] comme bien l’on se doute,
vomissaient la tiédeur et les pisse-froid abonnés à
toutes les prudences. «Ou alors faut-il admettre,
feignait de s’étonner Guerne, que ces gens se
satisfont du monde comme il est, comme il va, que la
médiocrité ne les déçoit pas, qu’elle ne les fait
pas crever d’ennui! » Car c’était bien la
frustration d’avoir à vivre dans l’inadmissible
imperfection du réel qui l’avait rendu traducteur,
comme elle l’avait rendu poète. Il n’y avait pour
lui aucune différence, aucun écart à établir entre
ses oeuvres personnelles et ses «traductions»,
toutes commandées par le même amour de la langue, et
par un besoin forcené d’exorciser l’enfermement à
quoi nous condamne la mondanité ordinaire. A ceux
qui venaient le visiter à Tourtrès, dans la «
solitude » de sa colline balayée par les quatre
vents, il rappelait, en bon ermite, que la solitude
justement avait fui ces parages désertés pour se
réfugier dans la foule bavarde du siècle. Traduire,
écrire, et si possible loin de cette foule, était
pour lui le meilleur moyen d’échapper à la
captivité. « C’est d’être seul qu’on devient fou. Je
ne parle point ici de la solitude que rendent
nécessaire les vraies passions, où l’on s’enfonce
pour les suivre en s’éloignant du monde épais; non,
je veux parler de ces parois de la détresse entre
lesquelles, prisonnier, on ne peut plus appeler ni
attendre de secours de personne. L’homme est fait
pour la communion; où qu’il soit et si aventuré
qu’il soit, il a besoin de se sentir des frères, des
devanciers peut-être, en tout cas des aînés quelque
part, ou des cadets, peu importe : il lui faut se
savoir des compagnons ou des maîtres, d’autres
coeurs que le sien qui l’autorisent, par leur
exemple, à se trouver où il se cherche, à être où il
est, ce qu’il est, assuré de n’être pas le seul.»
Melville aura été pour lui l’un de ces aînés, de ces
compagnons élus avec qui il est bon de partager le
pain des solitaires. Il ne supportait pas qu’un
créateur donne tout à sa création; et ne rendait
grâce à Gide, qu’il n’aimait guère, que pour un
geste : celui d’avoir traduit Conrad. Un écrivain
n’est pas au monde pour le seul bénéfice de son
oeuvre, ajoutait-il, il ne peut se cantonner
éternellement sur sa rive : s’il n’a pas su, quand
il le fallait, affréter la nacelle du passeur, il se
sera donné beaucoup de mal pour ne récolter qu’un
peu de vent. On n’a rien à dire si l’on n’a rien
d’autre à offrir que soi. |