Les Cahiers du Moulin

 

Orgueil et humilité du traducteur

 

par Jean-Pierre Sicre

 

 

Nous transcrivons ici quelques extraits de la Note de l’éditeur que Jean-Pierre Sicre a rédigée pour la nouvelle édition de Moby Dick qui vient de paraître aux éditions Phébus.

 

 

 

 

 

 

SOMMAIRE

 

 

A propos de Melville, par Jean Moncelon

Un classique, par Claude Lafay

Un programme pour une vie, par Marc Imberechts

Moby Dick, présentation et critiques

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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          Armel Guerne, écrivain et poète de son état, avait sa conception à lui de la traduction. A ses yeux le mot «traduction» paraissait d’ailleurs bien timide pour rendre compte de cet acte de violence qui consiste à donner à un texte, dans une langue d’emprunt, une nouvelle patrie. Cette transplantation radicale, il en était conscient, ne va pas sans grands risques. Il regrettait que le français eût évacué l’idée centrale de «passage» que le latin logeait dans le verbe tradere. La plupart des traducteurs, à l’entendre, se révélaient justement incapables d’atteindre l’autre rive, s’accommodant d’un entre-deux qui finissait souvent en naufrage. Le texte final n’est plus le texte étranger qui l’a nourri, soit ; il n’est pas devenu pour cela un « texte français », mais quelque entité flottante qui n’a pas su s’inventer de nouvelles racines. Il tenait fort à ce que ses éditeurs eussent soin de distinguer son travail de cet ersatz peureux à quoi se réduit si souvent l’acte de traduire. Sur la page de titre des livres qu’il venait d’accueillir en sa langue, il souhaitait que l’on mît simplement ces mots, tout d’orgueilleuse modestie : «Texte français par Armel Guerne ». Le soldat qu’il était resté tout au fond depuis l’époque de la Résistance demeurait convaincu que la traduction exige au bout du compte autant d’orgueil que le métier des armes. Dans l’un et l’autre cas, de quoi s’agit-il au juste? D’un défi à relever, d’un adversaire à affronter, d’un combat à l’issue douteuse, que l’on se doit de mener pied à pied.

 

Poète, Guerne était mieux qu’aucun autre conscient du fossé qui sépare les langues, et singulièrement le français de l’allemand et de l’anglais – les deux idiomes sur lesquels il aura le plus travaillé. Platonicien, sur ce point en tout cas, il n’ignorait pas que la traduction est un exercice impossible : le mot est une entité unique, magique si l’on veut, qu’on ne saurait se contenter de transposer sous la forme d’un autre mot réputé analogue – mais qui n’est pas lui. Il ne cessait d’y revenir : « Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu’il en est des mots comme des formules mathématiques : elles forment un monde à part, ne jouent qu’entre elles seulement, n’expriment rien d’autre que leur nature merveilleuse, et c’est pourquoi justement elles sont si expressives (…) C’est par leur liberté, uniquement, qu’elles sont des membres de la nature, et c’est par leur libre mouvement que s’exprime l’âme du monde, faisant d’elles une mesure délicate et un dessin des choses. Ainsi en est-il du langage. Qui possède, avec un sentiment raffiné, sa mesure, son doigté, son esprit musical, qui se laisse émouvoir intimement par son action délicate et laisse aller sa langue ou sa main sous son autorité, celui-là est prophète. » [...]

 

Dès lors faut-il à la fois beaucoup d’orgueil et beaucoup d’humilité pour accepter de jouer un rôle qui s’assimile tantôt à celui du traître, tantôt à celui du devin ridiculisé. Il y faut surtout la conviction que le jeu, si risqué soit-il, en vaut la chandelle. Qu’un texte, surtout s’il s’agit d’un texte soulevé par le souffle poétique, coure grand danger de perdre beaucoup, voire de tout perdre en passant d’une langue à l’autre, voilà qui aurait de quoi radoucir l’ardeur des plus téméraires. A moins que dans certains cas la perte, à force de ténacité et parfois de grâce, ne soit contrebalancée par une manière de gain. [...]

 

Guerne était de ceux pour qui la véritable trahison, à l’heure de traduire, ne provient pas tant de la plus ou moins bonne compréhension que le traducteur a de la langue de l’Autre (les quelques contresens de Baudelaire ne le gênaient qu’à demi, dans la mesure où ils n’altèrent pas l’exactitude de sa vision de l’oeuvre de Poe) que d’une démission devant les exigences du français lui-même.

 

Surtout l’horripilaient ces théories à la mode depuis le mitan de son siècle et qui, au nom du juste principe d’intraduisibilité du verbe repris à son compte par Heidegger, commande au traducteur de s’effacer de son mieux derrière le texte traduit. Il voyait là un subterfuge qui, pour n’être pas nécessairement conscient, n’en était pas moins à ses yeux de l’ordre de la forfaiture : comme on se sent inférieur à sa tâche, on s’emploie à la minimiser, à la rabaisser, ce qui permet de ne courir qu’un minimum de risques. [...] Un mot à mot fidèle, fût-il tant bien que mal arrangé pour les besoins de la lecture, n’est pas un texte, tout au plus une mise à plat du texte original, lequel, dressé en sa langue de toute l’altitude de sa singularité, se doit pareillement en français de tenir debout. Novalis ou Melville auraient-ils supporté qu’au nom d’un myope respect de la syntaxe allemande ou anglaise l’on proposât de leurs oeuvres des versions péniblement déchiffrées, ânonnées, et pour tout dire vautrées dans une littéralité à peu près insignifiante !

 

La véritable humilité pour lui n’était pas là ; elle résidait dans la patience têtue qui persiste envers et contre toute raison à affronter l’obstacle : jusqu’à ce que la grâce enfin consente à faire signe. Il avait buté tout un mois de temps sur la première phrase de Moby Dick, laquelle pourtant ne comportait que trois mots apparemment bien anodins : «Call me Ishmael». C’est le narrateur qui parle, et ces trois mots lui suffisent pour faire du lecteur le complice d’une incroyable aventure. [...] Encore fallait-il accepter d’y perdre un mois. Et d’en perdre davantage encore par la suite, à se familiariser avec le vocabulaire des anciens lexiques de marine : dans tous les pays, les gens de mer se sont créé un langage à eux, qu’ignorent en général les dictionnaires. Les différents traducteurs de Moby Dick ne s’en étaient pas souciés outre mesure. Guerne, qui tenait par-dessus tout à ce que le roman de Melville demeurât en français une oeuvre de plein vent, avait cherché (en explorant à la fois les ressources d’une rareté bibliographique qu’il avait dénichée – un vieux lexique de la marine américaine – et celles des meilleurs dictionnaires spécialisés publiés chez nous au XIXe siècle) à rendre pour l’occasion toute la saveur saline du texte original par le truchement de tournures que n’eussent pas désavouées Surcouf ou Garneray (que Melville appelle Garnery!). Un travail d’autant plus nécessaire, insistait-il, que l’anglais, qui est la langue d’une île, a été finalement assez peu déformé à l’usage par la gent marine – ce qui n’est pas du tout le cas du français. Le résultat : un Moby Dick qui, en notre langue, refuse les afféteries rhétoriques qu’abominait Melville ainsi que toute sorte d’affadissement langagier, au profit d’un verbe puissamment iodé, qui fait bon accueil aux fragrances de saumure et de goudron.

 

Guerne s’étonnait que l’on s’étonnât de ces scrupules. Ils étaient nécessaires à son plaisir, ils donnaient du goût à l’apparente ingratitude de sa tâche. Les meilleurs traducteurs admiraient en général son travail (au premier rang desquels l’excellent François-Xavier Jaujard, qui assurait ne pouvoir lire Moby Dick en français que sous la plume de Guerne) ; d’autres ne manquaient pas de lui faire grief d’aborder le métier de cette façon : en écrivain. «On ne peut pas être traducteur, répliquait-il, si l’on ne se sent pas tout au fond écrivain (…) et il faut au moins se sentir un peu poète pour traduire une oeuvre de la carrure de Moby Dick. » Son vieil ami Cioran, qu’il avait converti à ses vues, [et lui] comme bien l’on se doute, vomissaient la tiédeur et les pisse-froid abonnés à toutes les prudences. «Ou alors faut-il admettre, feignait de s’étonner Guerne, que ces gens se satisfont du monde comme il est, comme il va, que la médiocrité ne les déçoit pas, qu’elle ne les fait pas crever d’ennui! » Car c’était bien la frustration d’avoir à vivre dans l’inadmissible imperfection du réel qui l’avait rendu traducteur, comme elle l’avait rendu poète. Il n’y avait pour lui aucune différence, aucun écart à établir entre ses oeuvres personnelles et ses «traductions», toutes commandées par le même amour de la langue, et par un besoin forcené d’exorciser l’enfermement à quoi nous condamne la mondanité ordinaire. A ceux qui venaient le visiter à Tourtrès, dans la « solitude » de sa colline balayée par les quatre vents, il rappelait, en bon ermite, que la solitude justement avait fui ces parages désertés pour se réfugier dans la foule bavarde du siècle. Traduire, écrire, et si possible loin de cette foule, était pour lui le meilleur moyen d’échapper à la captivité. « C’est d’être seul qu’on devient fou. Je ne parle point ici de la solitude que rendent nécessaire les vraies passions, où l’on s’enfonce pour les suivre en s’éloignant du monde épais; non, je veux parler de ces parois de la détresse entre lesquelles, prisonnier, on ne peut plus appeler ni attendre de secours de personne. L’homme est fait pour la communion; où qu’il soit et si aventuré qu’il soit, il a besoin de se sentir des frères, des devanciers peut-être, en tout cas des aînés quelque part, ou des cadets, peu importe : il lui faut se savoir des compagnons ou des maîtres, d’autres coeurs que le sien qui l’autorisent, par leur exemple, à se trouver où il se cherche, à être où il est, ce qu’il est, assuré de n’être pas le seul.»

 

Melville aura été pour lui l’un de ces aînés, de ces compagnons élus avec qui il est bon de partager le pain des solitaires. Il ne supportait pas qu’un créateur donne tout à sa création; et ne rendait grâce à Gide, qu’il n’aimait guère, que pour un geste : celui d’avoir traduit Conrad. Un écrivain n’est pas au monde pour le seul bénéfice de son oeuvre, ajoutait-il, il ne peut se cantonner éternellement sur sa rive : s’il n’a pas su, quand il le fallait, affréter la nacelle du passeur, il se sera donné beaucoup de mal pour ne récolter qu’un peu de vent. On n’a rien à dire si l’on n’a rien d’autre à offrir que soi.