Les Cahiers du Moulin

bulletin de liaison édité par  « Les Amis d'Armel Guerne » asbl

Chaque semestre, des extraits des "Cahiers du Moulin" font l'objet d'une publication en ligne, avec l'aimable autorisation de l'association des "Amis d'Armel Guerne".

> octobre 2002

Retour à Armel Guerne - Les Cahiers du Moulin : Dans la presse  

Vu de la motte

 « J’ai les yeux pleins du bleu du ciel ; un immense coucher de soleil, hier soir, tenait ses majestueuses assises sur la moitié de l’horizon total, sans un nuage. Oui, le ciel est reparti au ciel ; et la lune fine nous promet encore 15 jours de ce beau, où il n’y a que transparence et éblouissement. […]

Nous avons essuyé, au changement de lune, quelques froides journées maussades où déjà s’avançait le temps noir de l’hiver ; mais ce ne fut qu’un coup d’humeur entre les dents du rire et les gorges ouvertes »

 

« Depuis trois mois je me suis réveillé à chaque aube dans la main de Dieu, vraiment […] heureux comme je ne l'ai jamais été peut-être ; je me suis refais un corps et une âme, en silence, dans l'effort et le calme serein, sans rien lire ni faire signe à aucun de ceux à qui, pourtant, je pensais beaucoup dans ma joie. […] Cet endroit est le plus merveilleux que j'ai jamais connu, et le moulin lui-même est en vérité un moulin de miracles, petits et grands. »

Lettre d'Armel Guerne à Pérégrine, 17 juillet 1961.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dessin d’Armel Guerne

Éditorial

            Le vieux moulin à vent que lui signala une amie, au tout début des années soixante, allait devenir pour lui le lieu d'élection et donner naissance à quelques-unes de ses plus hautes méditations : Les Jours de l'Apocalypse, Rhapsodie des fins dernières, L'Âme insurgée.

             En découvrant à mon tour ce site, en juin 1970, la vieille Trilogie taoïste de l'ancienne Chine me vint aussitôt à l'esprit : le Ciel (Tien), la Terre (Ti) et l'Homme (Jen). Et je compris plus tard pourquoi, dans ce moulin, au point de jonction entre l'univers terrestre et le firmament, entre Ciel et Terre, l'homme véritable, l'homme attentif que fut Guerne avait retrouvé l'essence même de la prophétie. Cet endroit, à l'évidence, lui était destiné.

Charles Le Brun

Les Saisons. L’AUTOMNE

« Écoutez bien tous les deux : tout ce que vous avez vu n’est rien ; tout ce que vous avez aimé, désiré, admiré n’est rien : il FAUT venir ici et voir et se laisser prendre et masser par cette paix grandiose. »

C’est en ces termes qu’Armel Guerne parle à Cioran et à sa compagne, Simone Boué, de cette région qu’il vient de découvrir et où il vient d’acheter un moulin qui « règne sur un paysage inouï, fraternel, qui ne finit qu’au bout du regard, de tous côtés. On peut, je vous jure, regarder le lever ou le coucher du soleil en lui tournant le dos. Et les couchants se prolongent des heures. »

Dans cette lettre datée de Tourtrès (Lot-et-Garonne), le 31 août 1961, Armel Guerne exprime son bonheur face à cette nature à tel point qu’il n’envisage pas de rentrer à Paris avant octobre, mais un accident de voiture va totalement modifier ses projets. Sa compagne, Ellen Guillemin, est très grièvement blessée et le retour dans la capitale est remis. Opérée, soignée à l’hôpital de Marmande Ellen Guillemin gardera jusqu’à la fin de sa vie des séquelles de l’accident qui détermineront et orienteront la vie du couple au moulin. Après une année de soins, il n’est plus question de retour à Paris, Guerne est sous l’emprise des lieux et de la nature environnante et ce n’est qu’en maugréant qu’il s’imposera quelques « visites furtives à Paris ». Une importante correspondance, suivie, nous offre des descriptions de cette région rythmées par les saisons et les humeurs de l’écrivain.

18 octobre 1962. « D’immenses vols de grues ont passé déjà, battant la nuit d’un froissement impressionnant et de cris de trompettes, qu’on eût dit échappés des étoiles. C’était beau dans tout son invisible grandiose, ce passage au seuil de la nuit, dans le soir prolongé comme pour un événement véritable. Les palombes s’en vont aussi. Et c’est un signe de froid, paraît-il, bien que mon romarin refleurisse comme à la Pentecôte et que toute la campagne reverdisse avec des allégresses de jeunesse sous les feuillages qui n’ont encore, ici et là, que quelques très légers éclats de jaune clair […] Une subtile brume reste avec la lumière et se nuance si suavement de bleu, qu’on croirait véritablement que les lointains viennent nous dire bonjour et couronner le moulin ou poser comme une auréole impossible sur l’église : le proche de l’infini. Quant aux cyprès, si superbement noirs dans le grand jour, ils embrassent et ramassent sur eux la lumière, quand vient le soir, au point qu’ils paraissent phosphorescents, ou presque, dans le moment que tout s’éteint ailleurs. Voilà l’amitié des choses qui se serrent autour de nous et nous portent de jour en jour, comme si elles voulaient nous faire croire jusqu’au dernier moment que l’hiver est un mythe »

4 novembre 1969. « Ce qu’il y a de décourageant à notre époque, c’est l’instantanéité des faits à rejoindre et à dépasser le prophète le plus excessif.[…]Le miracle de cette fin des temps, c’est la ponctualité du sordide à rejoindre et à contrefaire sans le moindre délai tout ce que fait l’esprit.[…] De ma fenêtre, à l’instant, il m’a fallu voir un paysan, sur son tracteur, répandre un nuage brunâtre et épais sur sa terre labourée de frais ; le vent emporte péniblement cette masse empoisonnée jusque dans les bois proches ; l’opération terminée et l’homme parti avec ses machines, c’est comme une poussière de cendre maudite qui stagne avec le brouillard, marbrant le sol de tons pourris, gris, verts, bleus, indéfinissables. À vomir. La drogue est le signe des hommes. La drogue est le signe de la terre. […] Le masque, que votre souci d’hygiène réclame pour les gens des villes, les hommes de la campagne le portent déjà pour leurs travaux. Vous voyez.

Le mois d’octobre, ici, a été quelque chose d’incroyable, ensoleillé, lumineux, fleuri. Des tiges d’herbes complètement sèches portent leurs jeunes fleurs, tranquillement, comme si c’était le printemps quand les feuilles tombent. Je ne parle pas des rosiers, ils fleurissent tard, mais des pâquerettes, des centaurées, de toutes ces gamineries de l’herbe avant l’été, auxquelles on doit le parfum du foin. Or l’herbe est basse, sans parfum, couchée déjà pour l’hiver ; mais piquée de fleurs ici ou là. »

Au Vieux Moulin, le 23 octobre 1971. « Mon cher Cioran. Je me demande en quel coin du monde on pourrait voir ce que nous avons contemplé hier, sous notre ciel immense : un coucher de soleil embrassant l’horizon total, à l’Orient comme à l’Occident, au Septentrion comme au Midi – et nous, là, au milieu, tournant autour du moulin pour tout regarder pendant une heure, dans un retentissement de bénédiction et de paix que je renonce à dire – et qui se prolonge encore ce matin. La lumière, depuis des jours est d’une légèreté incroyable ; il fait un temps merveilleux. Le mot qui viendrait se tourner dans la bouche, comme un vin, serait celui de gloire – s’il n’avait pas été souillé par ce qu’on nomme aussi de ce nom, et le sinistre usage qu’on en fait. »

C.C.

Vivre au Moulin, par Isabelle Le Mercier

Voir le muscari et le bouillon-blanc, la buse tournant en une ronde lente et retenue, la vieille poutre qui peu à peu disparaît, la figue écrasée dans son sucre, la perdrix rouge audacieuse le soleil enfin couché, la fragilité de l’horizon le matin…

Entendre la huppe signaler son bref séjour, la cloche qui répète les heures, le lérot si affairé la nuit, les bambous et leur frottement chuintant, les craquements des membrures dans le grand vent…

L’autorité d’une voix au timbre inoubliable m’a confié la tour fatiguée comme si c’était une évidence, en prenant soin de m’indiquer que sa valeur suprême était d’être ailleurs, là-haut et d’attendre toujours.

Les bras et les rires d’une famille m’ont rejointe. Mon amour a proposé une nouvelle audace de splendeur : que nous redonnions des ailes au moulin, en toute déraison, assurément.

Le goût et le savoir-faire des Compagnons ont choisi, taillé et assemblé six fûts de chênes des Pyrénées.

Lieu d’étroitesse et d’infini, qui n’est ni celui de l’oppression ni celui du vide, car il oblige à se situer en soi-même, enfin, tout simplement, doucement.

Ainsi en est-il.