Éditorial
Le vieux moulin à vent que lui signala une amie,
au tout début des années soixante, allait devenir pour lui le lieu
d'élection et donner naissance à quelques-unes de ses plus hautes
méditations : Les Jours de l'Apocalypse, Rhapsodie des fins
dernières, L'Âme insurgée.
En découvrant à mon tour ce site, en juin 1970, la vieille
Trilogie taoïste de l'ancienne Chine me vint aussitôt à l'esprit : le Ciel
(Tien), la Terre (Ti) et l'Homme (Jen). Et je compris
plus tard pourquoi, dans ce moulin, au point de jonction entre l'univers
terrestre et le firmament, entre Ciel et Terre, l'homme véritable, l'homme
attentif que fut Guerne avait retrouvé l'essence même de la prophétie. Cet
endroit, à l'évidence, lui était destiné.
Charles Le
Brun
Les Saisons.
L’AUTOMNE
« Écoutez bien tous les deux : tout ce que vous avez vu n’est rien ; tout
ce que vous avez aimé, désiré, admiré n’est rien : il FAUT venir ici et
voir et se laisser prendre et masser par cette paix grandiose. »
C’est en
ces termes qu’Armel Guerne parle à Cioran et à sa compagne, Simone Boué,
de cette région qu’il vient de découvrir et où il vient d’acheter un
moulin qui « règne sur un paysage inouï, fraternel, qui ne finit qu’au
bout du regard, de tous côtés. On peut, je vous jure, regarder le lever ou
le coucher du soleil en lui tournant le dos. Et les couchants se
prolongent des heures. »
Dans
cette lettre datée de Tourtrès (Lot-et-Garonne), le 31 août 1961, Armel
Guerne exprime son bonheur face à cette nature à tel point qu’il
n’envisage pas de rentrer à Paris avant octobre, mais un accident de
voiture va totalement modifier ses projets. Sa compagne, Ellen Guillemin,
est très grièvement blessée et le retour dans la capitale est remis.
Opérée, soignée à l’hôpital de Marmande Ellen Guillemin gardera jusqu’à la
fin de sa vie des séquelles de l’accident qui détermineront et orienteront
la vie du couple au moulin. Après une année de soins, il n’est plus
question de retour à Paris, Guerne est sous l’emprise des lieux et de la
nature environnante et ce n’est qu’en maugréant qu’il s’imposera quelques
« visites furtives à Paris ». Une importante correspondance, suivie, nous
offre des descriptions de cette région rythmées par les saisons et les
humeurs de l’écrivain.
18
octobre 1962. « D’immenses vols de grues ont passé déjà, battant la nuit
d’un froissement impressionnant et de cris de trompettes, qu’on eût dit
échappés des étoiles. C’était beau dans tout son invisible grandiose, ce
passage au seuil de la nuit, dans le soir prolongé comme pour un événement
véritable. Les palombes s’en vont aussi. Et c’est un signe de froid,
paraît-il, bien que mon romarin refleurisse comme à la Pentecôte et que
toute la campagne reverdisse avec des allégresses de jeunesse sous les
feuillages qui n’ont encore, ici et là, que quelques très légers éclats de
jaune clair […] Une subtile brume reste avec la lumière et se nuance si
suavement de bleu, qu’on croirait véritablement que les lointains viennent
nous dire bonjour et couronner le moulin ou poser comme une auréole
impossible sur l’église : le proche de l’infini. Quant aux cyprès, si
superbement noirs dans le grand jour, ils embrassent et ramassent sur eux
la lumière, quand vient le soir, au point qu’ils paraissent
phosphorescents, ou presque, dans le moment que tout s’éteint ailleurs.
Voilà l’amitié des choses qui se serrent autour de nous et nous portent de
jour en jour, comme si elles voulaient nous faire croire jusqu’au dernier
moment que l’hiver est un mythe »
4
novembre 1969. « Ce qu’il y a de décourageant à notre époque, c’est
l’instantanéité des faits à rejoindre et à dépasser le prophète le plus
excessif.[…]Le miracle de cette fin des temps, c’est la ponctualité du
sordide à rejoindre et à contrefaire sans le moindre délai tout ce que
fait l’esprit.[…] De ma fenêtre, à l’instant, il m’a fallu voir un paysan,
sur son tracteur, répandre un nuage brunâtre et épais sur sa terre
labourée de frais ; le vent emporte péniblement cette masse empoisonnée
jusque dans les bois proches ; l’opération terminée et l’homme parti avec
ses machines, c’est comme une poussière de cendre maudite qui stagne avec
le brouillard, marbrant le sol de tons pourris, gris, verts, bleus,
indéfinissables. À vomir. La drogue est le signe des hommes. La drogue est
le signe de la terre. […] Le masque, que votre souci d’hygiène réclame
pour les gens des villes, les hommes de la campagne le portent déjà pour
leurs travaux. Vous voyez.
Le mois
d’octobre, ici, a été quelque chose d’incroyable, ensoleillé, lumineux,
fleuri. Des tiges d’herbes complètement sèches portent leurs jeunes
fleurs, tranquillement, comme si c’était le printemps quand les feuilles
tombent. Je ne parle pas des rosiers, ils fleurissent tard, mais des
pâquerettes, des centaurées, de toutes ces gamineries de l’herbe avant
l’été, auxquelles on doit le parfum du foin. Or l’herbe est basse, sans
parfum, couchée déjà pour l’hiver ; mais piquée de fleurs ici ou là. »
Au Vieux
Moulin, le 23 octobre 1971. « Mon cher Cioran. Je me demande en quel coin
du monde on pourrait voir ce que nous avons contemplé hier, sous notre
ciel immense : un coucher de soleil embrassant l’horizon total, à l’Orient
comme à l’Occident, au Septentrion comme au Midi – et nous, là, au milieu,
tournant autour du moulin pour tout regarder pendant une heure, dans un
retentissement de bénédiction et de paix que je renonce à dire – et qui se
prolonge encore ce matin. La lumière, depuis des jours est d’une légèreté
incroyable ; il fait un temps merveilleux. Le mot qui viendrait se tourner
dans la bouche, comme un vin, serait celui de gloire – s’il n’avait pas
été souillé par ce qu’on nomme aussi de ce nom, et le sinistre usage qu’on
en fait. »
C.C.
Vivre au Moulin,
par
Isabelle Le Mercier
Voir
le muscari et le bouillon-blanc, la buse tournant en une ronde lente et
retenue, la vieille poutre qui peu à peu disparaît, la figue écrasée dans
son sucre, la perdrix rouge audacieuse le soleil enfin couché, la
fragilité de l’horizon le matin…
Entendre
la huppe signaler son bref séjour, la cloche qui répète les heures, le
lérot si affairé la nuit, les bambous et leur frottement chuintant, les
craquements des membrures dans le grand vent…
L’autorité d’une voix au timbre inoubliable m’a confié la tour fatiguée
comme si c’était une évidence, en prenant soin de m’indiquer que sa valeur
suprême était d’être ailleurs, là-haut et d’attendre toujours.
Les bras
et les rires d’une famille m’ont rejointe. Mon amour a proposé une
nouvelle audace de splendeur : que nous redonnions des ailes au moulin, en
toute déraison, assurément.
Le goût
et le savoir-faire des Compagnons ont choisi, taillé et assemblé six fûts
de chênes des Pyrénées.
Lieu
d’étroitesse et d’infini, qui n’est ni celui de l’oppression ni celui du
vide, car il oblige à se situer en soi-même, enfin, tout simplement,
doucement.
Ainsi en
est-il. |