POURQUOI NICOLAS BOUVIER

Réponses à un interview, par Jean Moncelon

SOMMAIRE

Le Dictionnaire :

De Afghanistan à Musique

De Photographie à Visage

Oeuvres :

L'Usage du Monde

Le dehors et le dedans

Bibliographie

Documents :

Hommage à Nicolas Bouvier 

 

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L'oeil du voyageur

           Quel a été votre premier contact avec l’œuvre de Nicolas Bouvier ?

           Comme beaucoup, j’imagine, c’est par la lecture de L’Usage du monde. Après quoi, inévitablement, on enchaîne livre après livre, on cherche à en apprendre un peu plus sur l’auteur, on découvre qu’il a été un remarquable photographe, bref on devient rapidement un inconditionnel de Nicolas Bouvier.

            Comment avez-vous découvert l’existence de cet écrivain ?

            Impossible de me souvenir comment L’Usage du monde m’est tombé entre les mains. Ce qui est certain, toutefois, en ce qui me concerne, c’est que la lecture des ouvrages de Ella Maillart a précédé celle des livres de Nicolas Bouvier. Peut-être finalement est-ce Ella Maillart qui m’a fait découvrir Nicolas Bouvier. 

            Avez-vous été immédiatement sous le charme, ou séduit petit à petit, livre après livre ?

Séduit, c’est évident, immédiatement et définitivement. Comment pourrait-il en aller autrement avec L’Usage du monde ? Mais les autres livres n’ont pas rompu le charme, surtout pas Le poisson-scorpion.  

Est-ce qu’il y a une partie de son œuvre qui vous attire plus particulièrement ou aimez-vous toute sa production littéraire ?  

            Il y a une cohérence, une unité dans toute la production littéraire de Nicolas Bouvier, à laquelle il faut ajouter ses monographies (on pense aux Boissonnas) et ses photographies. L’œuvre de Nicolas Bouvier forme un univers intérieur, c’est le monde qu’il s’est inventé. Dès lors, ou bien on trouve plaisir à s’y aventurer, comme dans un pays à découvrir, ou bien on se tient à l’écart. Mais une fois la frontière franchie, il n’y a pas de raison de s’arrêter en chemin. Naturellement, cela peut être dit des grands auteurs, qui sont des créateurs. C’est d’ailleurs ce qui fait de Nicolas Bouvier un des écrivains majeurs de notre 20e siècle.

            Et puis, il y a sa poésie qui, à elle seule, justifierait cette appréciation.

  En fait, l’œuvre de Nicolas Bouvier est celle d’un poète. C’est bien le même regard singulier qu’il porte sur les pays, que ce soit Ceylan, le Japon, l’Afghanistan ou l’Irlande, sur leurs cultures - de la musique tzigane aux épouvantails japonais. Autrement dit, l’œil du voyageur Nicolas Bouvier est celui d’un poète. De ce point de vue, c’est sans doute ce qu’il dit, ce qu’il montre du Japon qui permet de le comprendre : il s’est créé son propre monde en opérant une sorte de transmutation du réel. C’est bien cela la poésie. 

Vous a-t-il donné envie de voyager ou de lire plus de récits de voyage ? A-t-il changé vos habitudes de lecteur ? 

La passion des voyages, ou plutôt des longs séjours à l’étranger, m’est venue bien avant la lecture de Nicolas Bouvier. C’est seulement depuis mon retour en France que j’ai commencé à lire des récits de voyage, en quelque sorte pour demeurer « nomade », ou plutôt pour m’en donner l’illusion, tandis que les circonstances de l’existence me conduisaient à devenir sédentaire. C’est d’ailleurs à ce moment que je me suis intéressé au nomadisme – à travers l’œuvre de Bruce Chatwin. Mais, qu’est-ce qui nous met sur les routes ? s’interroge Nicolas Bouvier. On pourrait aussi se demander : mais, qu’est-ce qui ramène chez soi ? Pour certains, il existe un perpétuel « état de manque » qui est le propre des sédentaires par opposition aux nomades et qui fait que ceux-là partent et reviennent, d’une manière qui n’est pas naturelle, contrairement aux nomades. Nicolas Bouvier est un sédentaire, qui a voyagé, puis qui est revenu chez lui : pour écrire. On peut estimer aussi qu’il n’écrivait pas pour voyager ni qu’il voyageait pour écrire, au contraire de Chatwin qui, indubitablement, était un écrivain, et un nomade, ou mieux dit un écrivain épris de nomadisme. A ce sujet, il y a, me semble-t-il, une distinction à opérer entre ce dernier qui est resté un écrivain nomade et Nicolas Bouvier qui fut un écrivain voyageur – ou un voyageur écrivain, selon ce mouvement d’aller et de retour qui parodie la vie nomade et qui est typique du sédentaire. Quant à Ella Maillart, c’est elle la vraie nomade. Elle n’a fait que planter sa « tente » en Suisse. Elle ne s’est jamais sédentarisée. Nicolas Bouvier, lui, voyageait. Il n’a pas été un nomade.

Quant aux habitudes de lecteur, pourquoi auraient-elles changé ? Les récits de voyage ne manquent pas d’intérêt, mais ce sont moins les choses vues qui retiennent l’attention que le regard de celui qui les rapporte, et c’est d’ailleurs ainsi que Ella Maillart qui n’était pas un écrivain a finalement composé une œuvre qui est bien autre chose qu’une suite de récits de voyage. On pense naturellement à la Voie cruelle. Et pour en revenir à cet « état de manque » cher à Nicolas Bouvier, on a, avec le destin tragique d’Annemarie Schwarzenbach, un exemple qui l’illustre parfaitement. Ni le voyage, ni l’écriture n’ont pu venir à bout de son « état de manque » à elle, jusqu’à sa mort accidentelle, entre deux voyages, entre deux récits. Question de destin, sans doute. Car, à l’opposé, on peut parler, je pense, de la vie heureuse de Nicolas Bouvier.

31 août 2003