"Le
romantisme français ne chantait que les conflits de l'homme général avec
les nécessités apparentes et triviales de la vie dans le cadre d'une
nature personnalisée qui prêtait aux effets du plus grossier théâtre. Mais
du coup nous entrions avec Novalis "dans une école de princes, dans une
corporation plus haute où me suivaient des condisciples bien aimés".
sentiment grisant d'une promotion et d'une élection. Il ne s'agissait plus
d'une dame en gondole : il s'agissait du mystère sans fond de la
subjectivité, de l'ivresse, du multiple et de la totalité harmonieuse du
monde. Voici que nous était promise une initiation révélant aux seuls
privilégiés d'un collège idéal la connaissance de la réalité unique sans
quoi la vie n'est qu'une suite de signes privés de sens, une caricature
sans original. Nous aIlions savoir enfin de quoi il était question, au
lieu de rire et de pleurer comme des esclaves obscurs. Nous allions
apprendre le secret et le maître mot. Nous serions devant tout événement
de la vie et toute création de l'art comme le jeune peintre allemand de la
Princesse Brambilla, assis au café Gréco, à côté du charlatan Celionati et
transposant toutes les grimaces du carnaval romain dans le ciel intérieur
de la pensée infinie. En ces jours d'autrefois, nous attendions la nuit
avec impatience pour quitter les voies publiques de la pensée, brûlant de
nous perdre dans les enchantements du fleuve bleu, dans la flamme
domestiquée et la nature obéissante au génie. La liberté la plus haute,
celle de l'art absolu, exaltait notre jeune et tendre orgueil. C'est
pourquoi dans la buée du souvenir et l'irisation de la distance, ces
adolescents merveilleux, dont la biographie nous était alors inconnue et
qui, sans attaches de temps et d'espace, brillaient à nos yeux comme
sylphes et génies, restent tout mêlés à nos commencements et vraiment
indistincts d'une certaine ère personnelle dont les déploiements iront
jusqu'où.... Nos yeux d'aujourd'hui ne peuvent s'empêcher de les voir
nimbés d'une merveilleuse vapeur. Une mélancolie tendrement platonicienne,
l’échec de l'irréalité, la tristesse qui baigne toutes les formes du
devenir et fait l'âme désolée de la gymnastique et de la musique, la
tristesse d'Hypérion et de tout ce qui a destin, enveloppe la figure de
ces jeunes poètes vêtus de redingotes ou de vestes aux amples revers et
retranchés dans les circonvallations d’une altière cravate. Plusieurs
d'entre eux sont morts jeunes, Wackenroder, Novalis et durent toute leur
vie se sont sentis frères de la mort."
Gabriel Bounoure, "Moment du romantisme
allemand", Cahiers du Sud, 1937 |