ARMEL GUERNE ET CHARLES LE BRUN

Trois somptueuses questions, trois royautés pour qui les poètes, toujours, ont sacrifié : la pauvreté, la solitude et le silence

Charles Le Brun, en Norvège, juillet 1971

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"La pauvreté d'abord.

Tous les poètes, comme tous les saints, sont pauvres. C'est leur prérogative immense; et leur trésor inentamable.  Guerne, faut-il le dire? n'avait pas la vocation des affaires.  Hâtons-nous même d'ajouter qu'il hissait l'argent. «Probablement parce que mon père en avait trop. » Probablement.  Et pour bien des raisons encore.

L'argent passe entre les mains de beaucoup d'hommes; mais beaucoup d'hommes passent entre les mains de l'argent - et n'en sortent point victorieux.

      Guerne n'acceptait pas cette effroyable démission, cette défaite empressé pour un résultat toujours dérisoire, toujours discutable et terriblement monotone.  Il ne cédait pas à l'appel triomphal du gain, d'où qu'il vînt et quelque jouissance qu'il procurât.  Si la théorie est facile l'application, elle, est presque impraticable.  Mais cet homme-là avait ses exigences.  Au point d'écrire : « Dans la mesure du possible, tout l'impossible, toujours ». Et croyez-le, il était de ceux qui s'y tiennent!

Il avait donc choisi d'être pauvre.  Non pas qu'il souhaitât particulièrement vivre dans le besoin - qui s'amuserait à cette sottise? - mais il avait souci d'autres richesses.  Question de tenue intérieure; d'écoute attentive; de disposition à ne pas aller dans le sens du nombre et de ses plates avances.  Le lieu où il vécut les vingt dernières années de son existence n'offrait guère la possibilité de prendre ses aises.  Mais quel luxe pour l'âme!  Dans ce moulin minuscule où ne s'insinuait pas la tentation de l'esthétique, la conversation respirait, elle retrouvait les dimensions surnaturelles des actes graves de l'homme, leur climat salubre et mondifiant; elle s'accroissait, quand partout elle s'épuise sous la lourde draperie des commodités inutiles et leur perpétuelle invite à ne penser à rien, à fuir, à buter dans la morne et pesante absence de la matière et à y demeurer prise.  Car rien de plus navrant, pour celui-là qui possède encore quelque humeur, que l'odieuse bêtise de la richesse et de ses pompes; et rien de plus exaspérant, rien de plus désespérant aussi que ses ignobles serviteurs!  La conversation respirait, c'est vrai.  Elle ne rencontrait pas l'obstacle imbécile et tout-puissant du lucre, la phénoménale inertie des objets luxueux, toujours absurdement vains, bons seulement à empêcher les départs que toute pensée se réserve quand elle existe encore.

Les lieux ressemblent à leurs maîtres et les maîtres à leurs lieux, les uns prêts pour les autres, cette attente réciproque engendrant leur similitude.  Les pieds-d'alouette, autour du moulin, les figuiers, au début du sentier, l'oeil bleu des iris et le romarin en faction près de la porte éveillaient des libertés qu'aucune prospérité n'octroie.  La pauvreté - non la misère - met des diamants partout.  Car ces fleurs, devenues ici l'espace d'un poète, parlaient une autre langue et de tous les côtés, le paysage s'en allait comme un geste de bonheur, avec ses galops de lumière à tous les étages du ciel et ses houles de vent accourues du silence des plaines.  Des diamants partout : la beauté donnée pour rien à celui qui n'a rien.

Si la misère n'enseigne rien que l'envie et la haine, la pauvreté, par contre, fait les princes véritables parce qu'elle ne tient pas compte du paravent des apparences.  Logée dans l'essentiel, soucieuse de l'essentiel et tirant son gouvernement du dedans, elle n'aménage - et elle le sait - que les demeures intérieures.  C'est-à-dire à peu près tout ce qui nous regarde et fournit à nos jours leur valeur.

      Guerne fut probablement l'un des derniers hommes de la race noble. Quant à nous, sans exubérance, nous pouvons affirmer que nous n'en avons jamais rencontrés d'autres. Ces hommes-là, croyez-le bien, ont du mal à vivre dans l'exiguïté de ce temps, sous l'extraordinaire minceur de l'avenir dont les aveugles contemporains attendent à peu près tout hormis la révélation qui leur rendrait leur nom.

La solitude.

Elle est l'atelier du silence; des mutations.  L'espace élu de toutes les écoutes; de tous les appels.  L'endroit sans bord où s'origine le temps secret de l'âme, celui qui fait vivre les hommes et leur dicte continûment ce qu'il faut qu'ils entendent.

Mais qu'en est-il, à présent, parmi les voix incohérentes, inextinguibles et très vaines de l'actualité, de ce mystère fondamental?  Et qui peut en parler encore - du dedans - et l'habiter?  Les villes de l'enfer ont définitivement trompé tant de malheureux, ruiné tant de coeurs nés pour tout autre chose que la fanfare des stades ou le piétinement des émeutes qu'on se demande parfois s'il est possible encore de trouver quelque part le goût violent de ses archipels.

La solitude est sainte et ce monde ne l'est guère; il s'en va, sans penser, de tout le poids de sa pesanteur formidable, irréversiblement attiré par le nombre et ses épaisseurs : l'innommable et redoutable multitude.

Guerne fut l'un de ces audacieux qui vont seuls, devant; attentif aux signes visibles sous qui prophétisent les signes invisibles; énormément présent dans l'incroyable absence des jours -, écoutant, observant, veillant pour ceux qu'anesthésient les gloires faciles du progrès ou de la mode et de leurs tintamarres; ne cédant pas aux fioritures, à l'ornement; toujours actif de l'intérieur, posté à l'orée d'un monde différent, comme un messager à la frontière de deux royaumes qui ne parleraient pas le même langage.

Une sorte de moine, un vrai bien sûr, accordé encore aux girations du firmament, aux saisons de la terre, à la respiration tant perceptible qu'imperceptible des choses et des êtres et docile à leurs injonctions.  Un moine, c'est-à-dire un seul, c'est-à-dire un homme prêt pour les révélations.

       Et le silence.

       Un soir, sur le tertre où s'élève le moulin et qui domine de très loin les campagnes environnantes, nous avions apprêté une lunette astronomique et l'avions braquée vers le globe alourdi du soleil, au moment qu'il pénètre dans les bancs de brume posés sur l'horizon. Et nous regardions, à la périphérie de l'astre, les grandes vagues lentes des protubérances. Rien n'est impressionnant comme ces ouragans de flammes dont il ne parvient aucun son. Nous étions alors restés sans parler tandis qu'alentour s'effondraient les clameurs tapageuses de la lumière.

Il y a des manières d'écouter qui font celui qui s'y applique mieux informé des choses subtiles de l'existence; parce que l'oreille, par le domaine impondérable où s'exerce son gouvernement, a certainement beaucoup à nous apprendre quant aux mouvements secrets de l'âme. À scruter ce qui est sans voix, on rencontre invariablement le principe de la parole et ses éblouissantes énigmes. Et selon que l'heure est la nôtre, on y fait l'apprentissage de soi-même.

Au loin, la muette catastrophe solaire s'accomplissait, ouvrant les grands réservoirs du silence - ces gouffres dont Guerne savait éminemment entendre la pulsation. Sous cette arche de l'éternité, son être prodigieusement discipliné à l'ineffable pouvait communier pleinement. Tout contre, dans le ciel impassible, le moulin faisait un axe autour duquel s'organisaient des oraisons intemporelles; un axe silencieux d'où le paysage entier semblait tirer sa raison d'être et son équilibre. Le poète avait choisi son lieu... et le lieu son poète.  Et là, à force de se taire, il avait provoqué le passage attentif de ceux que la solitude ne trouble pas et qui venaient, à leur tour, apprendre à se taire."

 

©1986, Charles Le Brun