En 1948, paraissait à
Dakar un mystérieux opuscule, anonyme, édité par la Société protectrice des
animaux pour l’A.O.F. : « La lumière des animaux ». Ce texte étrange est
intéressant à plus d’un titre. D’abord, tout laisse à penser que l’auteur est
musulman, puisqu’il est placé sous l’autorité de la formule coranique, « Au nom
de Dieu le Compatissant, le Miséricordieux », mais dès le premier paragraphe on
y lit une citation de Saint Paul, désigné comme « l’un des plus grands apôtres
du prophète Sidna Issa ould Meryam » ! De même si les
extraits du saint Coran et de la Sunna sont fréquents, on note également
quelques lignes des Béatitudes et même un long passage de l’Ancien Testament
(Isaïe). L’auteur de cet opuscule serait donc un lettré musulman, fort
averti des écritures testamentaires et vétéro-testamentaires, - à moins
qu’il ne s’agisse d’un écrivain chrétien bon connaisseur de l’Islam et
qui aurait choisi ce subterfuge pour faire passer un message sur la
compassion à l’égard des animaux que ses coreligionnaires entendent avec
difficulté : « Nul ne l’ignore, affirmait Théodore Monod
en 1984, la théologie chrétienne n’a jamais encore accepté de prendre en
compte le problème de la souffrance animale ». Or, le sujet de cet
article est précisément la compassion envers les animaux : « Alors
que nous devrions mettre au service de l’animal les dons que nous avons reçus,
du cœur ou de l’intelligence, le respecter, le protéger, le soigner, bref le
considérer comme une créature de Dieu, que faisons-nous ? Ne sommes-nous
pas trop souvent pour lui un ennemi cruel, un maître impitoyable ? »
Quand on sait que Théodore Monod pratiquait la lecture des Béatitudes
et qu’Isaïe était un de ses prophètes préférés, on est bien prêt de
penser qu’il est l’auteur « musulman » de l’opuscule. De plus,
il est fait mention d’anecdotes tirées de la vie de Tierno Bokar qu’il admire infiniment. Les derniers doutes seront levés, enfin, avec cette
simple remarque, qui est une signature : « Il y a même des Nasara
(autrement dit des chrétiens) qui, par principe, ont renoncé à l’usage de
la viande » (p.7).
C’est Théodore Monod lui-même qui m’a donné à lire cet opuscule,
un jour que nous évoquions Louis Massignon – lequel partageait avec lui cette
même compassion envers les animaux et toutes les créatures de Dieu – en me
disant : "J'avais cité un jour à Louis Massignon le cri
bouleversant d'une grande sainte, en l'appliquant aux animaux : "Qui leur
rendra leurs larmes?" Notre ami me répond aussitôt : "Je suis
profondément avec vous dans cette compassion pour tout ce qui vit... Je crois
comme vous, qu'une réparation de justice est due à ces "âmes
mortelles", qui les immortalisera. Contrairement au cartésien géométriquement
cruel, je ne pense pas que la gazelle qui, forcée à la course, s'agenouille et
pleure, soit insensible. A elle aussi, je crois qu'on "rendra des
larmes". Je me souviens de ma dernière chasse : vexé d'avoir raté
quelques proies, je visai et tuai une alouette, et sa chute me déchire encore
le cœur..."
Il faut reconnaître également que l’Église catholique progresse dans
cette voie où un Massignon, un Monod ont été des précurseurs. Une avancée
certes encore modeste, mais qui s’est exprimée dernièrement par une réflexion
de la théologienne belge Marie Hendrickx : « Pour une relation plus
juste envers les animaux » (16 janvier 2001). Bien sur, il n’est pas
encore question de « compassion envers les animaux », mais déjà la
légitimité de la tauromachie, de la vivisection, voire certaines méthodes
d’élevage sont mises en question. Cela aurait certainement réjoui Théodore
Monod.
Quoi
qu’il en soit, cet opuscule, pour marginal qu’il soit dans la production
scientifique et intellectuelle de son auteur, est très révélateur de la
spiritualité de Théodore Monod qui va de l’homme au désert, en passant par
le vivant, ici l’animal et la souffrance de l’animal : « Nous
devons apprendre à respecter la vie sous toutes ses formes ; il ne faut détruire
sans raison aucune de ces herbes, aucune de ces fleurs, aucun de ces animaux qui
sont tous, eux aussi, des créatures de Dieu. » On se risquera à dire
que là est tout le dépôt que Théodore Monod a laissé aux générations à
venir, avec son amour du désert.
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